Après un premier ouvrage collectif paru en arabe aux éditions Toubkal (Casablanca 2011), Abdelouhed Mountassir, architecte et Mehdi Akhrif, poète, reviennent à la charge avec un autre livre, « La Ville heureuse » (Editions Archimedia, Casablanca). La même préoccupation traverse les deux ouvrages axés sur la ville d'aujourd'hui et les problèmes qu'elle pose. Avec un souci majeur : la qualité du cadre de vie, cohésion sociale, harmonie. Textes bilingues, arabe et français avec traduction du français et de l'espagnol vers l'arabe et de l'arabe au français, le livre « La Ville heureuse » est une manière de voir le présent et de rêver l'avenir par le biais de deux visions croisées. Pour l'architecte Mountassir, c'est la grande ville des contrastes, Casablanca, sa ville natale qui est évoquée mais pas la seule, puisqu'il y a les autres grandes villes qui éveillent la sensibilité de l'urbaniste, architecte et artiste, « Paris, Singapour, Berlin, Venise, Vienne, Fès,... ». Pour le poète Akhrif, il s'agit surtout de la petite ville Asilah décrétée d'emblée par lui « ville heureuse » où il est né et où il vit régulièrement depuis trente ans, après avoir vécu dans d'autres villes par nécessité professionnelle. Pour Akhrif, qui dit ne pas pouvoir vivre dans une grande ville tapageuse et tentaculaire comme Casablanca en notant sa relation épisodique avec elle, une sorte « d'ère du soupçon » par le biais de visites, plus ou moins régulières depuis le milieu de la décennie soixante-dix, d'amis écrivains et poètes au quartier Maarif, Chikhi, ElJoumari, Zefzaf, Bouzfour, Benmaymoun, Madini, Khoury. Mais depuis dix ans, grâce à Mountassir qui s'avère son Virgile, il commence à approcher la mégapole, la découvrir, se familiariser à sa séduction trépidante infernale sans pour autant imaginer pouvoir un jour y vivre. De sa relation ombilicale, sereine, comme un fleuve tranquille, avec la petite cité de dimension humaine, Asilah, il évoque l'étonnement du grand écrivain Edmond Amran El Maleh de le voir vivre en permanence dans une ville aussi « immobile ». Démarche poétique Dans ce petit livre illustré de photos, la démarche se veut donc poétique, comme le souligne l'éditrice Selma Zerhouni dans la préface. Autrement dit, ce sont des réflexions, des idées développées en liberté sans systématisation, comme en musardant, avec toutefois « une approche critique de la réalité de la ville d'aujourd'hui en suggérant des propositions globales » pour une sorte de projet de la « ville heureuse ». Au fait, qu'est-ce qu'une ville heureuse ? Est-ce qu'elle existe ou n'est-elle en réalité qu'une chimère ? Selon Mountassir, natif du quartier emblématique de Derb Soltane, « elle a existé par le passé, existe encore aujourd'hui ici et son existence est toujours possible... » Elle est définie en ce sens qu'en plus du fait qu'elle doit être « démocratique réalisant l'égalité entre tous ses constituants sans distinction, offrant de ce fait à ses habitants la même qualité urbaine, elle doit subvenir aussi aux divers besoins de beauté et de divertissement sensuels et spirituels qui dépassent les besoins vitaux élémentaires... de façon à permettre cohabitation et harmonie entre riches et pauvres au point que chacun puisse la considérer comme sa propre ville ». Est-ce vraiment utopique ? Est-ce trop idyllique pour être réalisable ? Ce qui est certain, c'est que nous sommes aujourd'hui plus qu'éloignés de cette représentation de la « ville heureuse », pas seulement à Casablanca mais aussi dans d'autres grandes villes marocaines qui se sont développées de manière effrénée et anarchique, entraînant des phénomènes d'exclusion et autres no man's land, comme ce fut le cas des bidonvilles de Sidi Moumen, dont la triste célébrité aurait tendance à faire oublier qu'il y en a bien d'autres et qu'on n'en pas fini d'en découvrir. Abdelouahed Mountassir explique que cet éloignement du concept de « ville heureuse » résulte pour l'essentiel d'une absence de réflexion et donc de vision globale sur la ville pendant toute la deuxième partie du XXème siècle. Il reste que cela se trouve imbriqué dans tout un processus antérieur marqué par d'autres ruptures. Ainsi avec la période du Protectorat (1912-1956), une nouvelle ville a été construite sans tenir compte de l'ancienne à part quelques détails touchant à l'ornement extérieur. Donc, il y a eu rupture, table rase par rapport à l'ancienne ville qu'on appelle la médina et que les Français appelaient la « ville indigène ». Cette rupture donne déjà champ libre à « l'effritement » entre les ingrédients qui constituent la ville au lieu qu'ils soient soudés : quartiers pour pauvres et quartiers pour riches. Ensuite, durant la deuxième moitié du XXème siècle, après l'indépendance, il y eut au Maroc une ville qui s'est ajoutée aux deux anciennes (précoloniale et coloniale) et c'est cette troisième partie de l'agglomération urbaine qui s'est constituée avec l'explosion démographique due à l'exode rural. Cette turgescence en champignon, Mountassir l'appelle la non-ville constituée de quartiers, cités dortoirs avec le triste statut de périphérie caractérisée par l'accentuation des disparités et la ségrégation par rapport à d'autres parties de la ville, dont le fameux centre-ville. L'absence de réflexion sur ce qui a été construit n'a fait qu'aggraver les conséquences par ricochets. Il n'empêche que des essais de se rattraper ont pu voir le jour, notamment à Casablanca, histoire de minimiser les dégâts comme ce fut le cas avec la construction des quartiers Derb Jdid (Hay Hassani), Hay Mabrouka et Sidi Othmane où « des projets d'habitats réalisés par l'Etat et les particuliers ont tenté de s'inspirer du modèle de la « ville ancienne » avec le modèle de concentration des équipements collectifs de proximité, commerces, fours hammams, mosquées, écoles, de quoi permettre que la vie de quartier s'agence et s'anime tout autour d'une certaine harmonie garantie par la satisfaction des besoins urbains collectifs. Mais ces cas sont insignifiants par rapport aux déséquilibres que connait la ville engendrant violence, mal de vivre, déréliction. « Je pense que la ville est un tout complémentaire et harmonieux qui ne souffre d'aucune dissociation. Lorsqu'elle éclate pour devenir centre et périphérie séparés et espacés, elle n'est plus une ville. Elle devient alors une non-ville ou anti-ville... », « ...Il semblerait que nous ne soyons pas rendu compte qu'en la bâtissant, cette non-ville, nous serions assujettis à une vision reposant sur l'effritement structurel des classes sociales à travers la construction de groupements d'habitats séparés : quartiers industriels, quartiers pour les classes pauvres et moyennes et quartiers de riches. Cet effritement a eu des conséquences négatives puisqu'il aboutit à la croissance des inégalités et crée plusieurs sociétés distinctes au sein d'une même société, voire des classes disparates qui ne sont pas unies par des relations sociale et culturelles concrètes » Mountassir appelle à une relecture de la ville ancienne, pour jeter un regard critique sur le présent et procéder à des ajustements. « Nous avons un besoin urgent d'établir des conceptions perspicaces à partir de notre patrimoine qui nous permettrons de tisser des relations étroites entre le passé et l'avenir » Dans une partie du livre sont cités des textes de Toni Buig connu pour ses œuvres et travaux de planification urbaine de plusieurs villes comme Mexico, Buenos Aires, Barcelone. Extraits de son dernier livre « La Ville exceptionnelle », ces textes sont traduits de l'espagnol par Mehdi Akhrif. Avec une allure de pamphlet contre les « larmes de crocodiles, victimisation opportuniste » et autre « mafia de ceux qui se croient les maîtres de la ville », l'auteur laisse une note d'espoir pour les villes en état de déshérence : « ...aussi mal que ça aille, il est possible non seulement d'améliorer mais aussi de faire renaître. Chaque ville peut être reconçue. Elle est entre ses mains : rien n'est jamais offert. Restructurer ces villes est synonyme de responsabilité » Saïd AFOULOUS « La Ville Heureuse » de Abdelouahed Mountassir et Mehdi Akhrif, éditions Archimedia, Casablanca