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ENTRETIEN AVEC AHMED BENCHERIF
Le poète de l'Oranie
Publié dans L'opinion le 21 - 09 - 2012

A l'occasion de la tenue de son café littéraire, l'Association El Jadida-Mazagan a invité le poète et écrivain algérien Ahmed Bencherif. Nous avons profité de son passage parmi nous pour réaliser l'entretien qui suit.
*Depuis quand écrivez-vous ?
- Je me suis consacré à l'écriture, avec la publication comme objectif, depuis 2006. Dans les années quatre vingt, j'ai déjà écrit un essai de roman sur la décolonisation de l'Afrique, mais je n'avais pas encore pris cette résolution.
Au fait, c'est depuis l'âge de quatorze ans, que je me suis mis à écrire des nouvelles pour mon professeur de français sur la guerre de libération nationale.
*Quelle est l'idée qui a inspiré votre roman « Marguerite » ?
- Le devoir d'instruire le lecteur, sur le drame colonial, de façon romancée. Un procédé, à mon sens, plus abordable et plus significatif que les manuels d'histoire que je trouve froids, du fait de leur rigueur scientifique.
*Pouvez-vous nous situer la révolte de « Marguerite » dans son contexte historique ?
- La politique coloniale vers la fin du 19ème siècle se caractérisait autour de deux axes fondamentaux : l'assimilation des Algériens comme Français ou leur association dans un contrat. Dans les deux cas, on trouve une inégalité des droits civiques et politiques.
Les colons étaient conscients de leur minorité tout en sachant qu'une égalité des chances leur ferait perdre le pouvoir.
Quant aux algériens, les indigènes, comme ils étaient appelés de droit, ils résistaient pacifiquement contre cette discrimination, sachant que si elle venait à triompher, elle leur ferait perdre l'essence de leur personnalité et de ses fondements.
*Pouvez- vous donner au lecteur un aperçu sur votre ouvrage historique « Marguerite », Tome I et II.
C'est l'histoire d'un peuple vivant sous le joug colonial. Un asservissement sinistre, aberrant, horrible, occultant et discriminatoire. Pour le cas du peuple algérien, l'œuvre démontre comment il est resté lui-même, fidèle à toutes ses valeurs psychologiques, culturelles, linguistiques et religieuses. Et malgré l'interdiction qui frappait tout apprentissage de la langue arabe, par le pouvoir colonial, les algériens ont continué à l'enseigner dans les écoles coraniques et les zaouïas.
Ils ont réussi à rester musulmans, en dépit des tentatives de christianisation, un peuple fidèle à lui-même ; c'est-à-dire avec ses qualités et ses défauts : laborieux, belliqueux, tolérant, généreux, hospitalier et peuple de défi.
On peut dire que la guerre de conquête avait duré 40 ans (1830 – 1871), avec une résistance exceptionnelle du peuple algérien.
*Quelles sont les sources de documentation sur lesquelles vous vous êtes basé pour écrire votre roman ?
Les sources documentaires sont puisées dans l'œuvre monumentale de Charles Robert Ageron, historien émérite dont l'objectivité est exemplaire. Une œuvre en grand format de 1400 pages, se consacrant aux musulmans de France (1870 à 1930) et qu'il m'a fallu minutieusement étudier et analyser. Ensuite, il y a eu d'autres historiens qui sont, pour la plupart, français mais progressistes libéraux et engagés pour la liberté des peuples. Comme il y a eu d'autres sources anthropologiques, archéologiques et aussi la poésie populaire qui a constitué pour moi une véritable chronique du peuple.
*Citez-nous les principaux personnages de votre roman.
Il y a d'abord Hamza, le héros, fils d'un moqaddem de zaouia. Adolescent, il s'insurge contre l'injustice, puis se fixe comme objectif de faire la révolution à l'âge adulte. C'est un personnage dont l'esprit est plus ou moins indépendant, qui a été initié au dialogue par son père, un docte en sciences religieuses et commerçant gentilhomme. Ce dernier inculqua à son fils les valeurs du bien, de la tolérance, de la clémence...
Puis Gaston, le colon, méchant homme qui incarne toute la volonté de l'Etat français à faire, coûte que coûte, de l'Algérie une terre française ;
Ensuite Jilali Boukadir, un rescapé de la famine et de la vallée de la mort. Un personnage qui durcit Hamza dans ses convictions révolutionnaires. Il est jugé et emprisonné pour avoir volé des patates pour ravitailler ses petits enfants restés orphelins de leur mère, morte de famine.
Mais la dialectique se passe entre Hamza et Gaston.
*Pourquoi avoir choisi un héros adolescent
au premier tome ?
Ce sont les influences à l'adolescence qui définissent, plus tard, la personnalité de l'adulte. C'est aussi l'émergence des rêves, le contact avec la vie assumée, l'affirmation de soi et le premier contact avec l'amour, certes platonique...
Cependant, ce choix est très difficile car le raisonnement, les actes ainsi que l'intelligence, doivent concorder avec l'état d'esprit d'un adolescent. C'est un travail de psychologie qui est très complexe.
C'est d'ailleurs là où réside toute la différence entre un adolescent et un adulte. Celui-ci a plus de liberté dans sa façon d'agir, d'aspirer et de rêver. Il peut aussi se permettre de dire ce qu'il veut, sans que son entourage n'y trouve quoi que ce soit à dire.
*Est-ce que vous avez trouvé des difficultés pour éditer
votre roman en France, sachant que l'œuvre de Marguerite établit une dissection du colonialisme français en Algérie ?
Effectivement, pour la publication j'avais rencontré des difficultés auprès des grandes maisons, telles que Flammarion, Grasset...dont les choix éditoriaux sont politiques, défendant l'honneur français de toute publication qui en ternit l'image.
Mais dans le créneau de l'édition, il y a des progressistes qui cherchent à établir la vérité pour réellement construire des ponts entre les peuples et les civilisations.
Néanmoins, les maisons qui n'avaient pas voulu me faire publier avaient loué mon style littéraire reconnaissant la qualité du travail fourni ainsi que son originalité.
*Pourquoi vous n'avez pas édité votre œuvre
en Algérie ?
Par fierté nationale, j'avais estimé que mon travail porterait la voix d'une Algérie silencieuse, sur une conjoncture politique dont tout notre peuple souffrit et qui consistait à innocenter les crimes qu'avait perpétrés l'Etat français colonial en Algérie.
En effet, le parlement français avait fait une Loi, faisant l'apologie du colonialisme. Mais, fort heureusement, elle ne fut pas approuvée par le Sénat suite à la résistance des intellectuels et de la société civile, qui s'étaient mobilisés dans le but de donner une réponse cinglante à ce large courant qui croit encore que l'Algérie peut devenir française.
-Dans le genre romanesque les actants ou les personnages sont soumis aux évènements de l'Histoire, donnez-nous des exemples sur la trame narrative bien qu'elle soit très variée.
Le drame de Djillali Boukadir analyse toute l'aberration du colonialisme, son horreur, son caractère implacable.
*Le roman est divisé en deux tomes, cependant le lecteur découvre une diversité culturelle et anthropologique de la société algérienne, de même que la vie des colons et des juifs dans l'Algérie coloniale.
Pouvez-vous nous l'expliquer ?
C'est une œuvre monumentale qui touche beaucoup d'aspects anthropologiques du peuple algérien. Des indications sont données sur le passé même très ancien du pays, particulièrement, sur la civilisation phénicienne et carthaginoise, à travers des documents et ouvrages rares et écrits par des hommes de science français, mais apolitiques.
De la sorte, on a pu retracer toute la construction portuaire de ces navigateurs et de ces commerçants infatigables.
L'autre aspect, c'est la cohabitation soit forcée, soit volontaire des diverses communautés en présence : indigènes, colons et juifs. Les écrivains algériens qui m'avaient précédé n'avaient pas, ou peu, écrit sur les forces des communautés étrangères.
Dans mon œuvre j'en développe leur vie au quotidien ; leurs espérances ; leurs rêves ; leurs amours ; leurs haines ; leurs noces ; leurs fêtes ; leur culte...Parfois, le lecteur français se demande si je vis en France ou je suis moi-même Français, en se voyant plongé dans son propre milieu.
Il faut dire que le roman algérien en langue française était, avant et après l'indépendance, essentiellement axé sur la misère du peuple et en puisait des clichés empruntés à Victor Hugo dans son roman « les misérables ».
Or ce n'était pas vrai, le peuple avait des sources de revenus en travaillant durement dans le commerce ou dans l'agriculture. Même ceux qui avaient été dépossédés de leurs propriétés agricoles fertiles et implantés malgré eux sur des piedmonts arrivaient à se procurer leur menu pain. De même, les propres valeurs de notre peuple, n'avaient été ni analysées ni rapportées au lecteur.
*Nous savons que le romancier est un poète de longue date et vous avez donc introduit des poèmes dans
votre roman ; nous citons comme exemple « Hiziya ».
Comment avez-vous traduit ce chef-d'œuvre populaire ?
J'ai introduit des poèmes dans le roman, comme une partie prenante du patrimoine culturel. Car les aèdes ont joué un rôle considérable pour éveiller la conscience nationale, dans la mesure où ils vilipendaient des mesures coloniales vexatoires coloniales comme l'impôt, l'exil, ou encore réclamaient ou chantaient la liberté perdue. Pour ce qui est de la grande ode de Hiziya, elle relate une véritable histoire d'amour, qui finit tragiquement par la mort de Hiziya, lors son cortège caravanier nuptial, à travers le Sahara. Une agression de quelques soldats français et des goumiers au service du caïd ; ce dernier voulait la ravir, pour en faire sa femme.
Quant à l'élu de son cœur, Saïd, il perdit la raison et erra 23 ans en fidélité de l'amour que lui portait Hiziya.
C'est dans la période où se tramait l'histoire du roman, que s'était produit ce drame.
Donc l'ode était chantée dans les mariages pour graver ce bonheur envolé par l'injustice du bourreau et de ses collaborateurs.
*Est-ce qu'il y a des auteurs ou des historiens
algériens qui ont parlé de Marguerite ?
L'œuvre est originale. Notons cependant qu'un historien algérien arabophone en a parlé de façon générale dans le cadre des insurrections nationales, sans en donner la genèse.
Au contraire, un romancier algérien francophone a rapporté dans son ouvrage « qui se souvient de Marguerite », les auditions au tribunal des insurgés, travail qui m'avait permis de reconstituer les phases de l'insurrection.
*Un dernier mot ?
Je réitère mes remerciements à l'Association El Jadida-Mazagan pour son invitation et pour l'occasion qui m'a été donnée pour côtoyer le public/lecteurs marocains. El Jadida est une ville magnifique et l'auditoire présent ne l'est pas moins. Merci et bravo.
Ahmed Bencherif est né en mille neuf cent quarante six à Ain Sefra (Algérie). Il a grandi dans cette vallée, irriguée par un grand oued aux crues impressionnantes. Il étudia à l'Institution Lavigerie, lycée de renom des Pères Blancs de toute l'Oranie, c'est d'ailleurs là que se révéla son talent littéraire et poétique.
Il se distinguait dans les dissertations, de courts essais et la poésie. Le Père Supérieur, Deville, le baptisa « Ronsard du Ksar ». Les autres Pères Blancs le surnommèrent : le Poète ou le Philosophe.
Ahmed Bencherif fit ensuite des études supérieures de droit administratif, chemin qui ne correspondait nullement à la vocation du « Ronsard du Ksar ».
Il est amené à connaître deux autres personnages illustres, Lyautey et Isabelle Eberhardt. Bien que n'ayant pas vécu longtemps à Ain Sefra, Isabelle Eberhardt y avait conquis le droit de cité. Elle y repose dans le cimetière musulman de Sidi Boudgemma, où elle fut enterrée selon le rite musulman, malgré la chronique qu'elle défraya de son vivant.
Ahmed Bencherif était naturellement amené avec le concours d'amis à faire de la légende une réalité. Il initie une conférence en mille neuf cent quatre vingt sept sur Isabelle Eberhardt, non tenue pour raison d'Etat, mais qui aura servi néanmoins à ouvrir le débat sur l'écrivaine.
Son talent s'imposa et lui valut d'être invité par son éditeur, Publibook, au Salon International du Livre de Paris- édition 2009. Mais sa déception de n'avoir pu y participer en fut grande ; en effet, les services consulaires lui avaient refusé le visa. Invité encore au Salon du Livre de Genève, il déclina cette invitation pour le spectre du visa qui continue à le hanter et pour lequel il mène un combat serein pour permettre aux écrivains francophones algériens de pouvoir se déplacer sans difficultés dans la sphère géographique de la francophonie.
Ses ouvrages publiés :
-Marguerite tome 1, roman historique de 448 pages en juin 2008
– La Grande Ode, élégie de près de 1500 vers en alexandrin en décembre 2008
– Marguerite tome 2 en octobre 2009
– l'Odyssée en avril 2010
Ses activités culturelles :
– Vente dédicace et présentation d'ouvrages au palais de la culture de Naama en avril 2009.
– Conférence à l'Université d'Oran au Colloque International de Traductologie ; thème la poésie populaire algérienne dans la traduction en octobre 2010.
– Conférence sur l'œuvre de Marguerite à Marguerite -Ain-Torki- wilaya de Ain-defla en 26 avril 2001.
– Conférence au Musée du Moujahid de Naâma sur le 14 juillet sanglant 1953 à Paris et répressions de la manifestation pacifique de militants MTLD qui demandaient la libération de Messali Hadj et l'indépendance de l'Algérie;
– Conférence sur le Moujahid et poète défunt à la maison de la culture de la Wilalya de Mila, janvier 2012.


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