Ils sont environ 7.000 médecins formés au Maroc à exercer en France. « L'Opinion » est parti à leur rencontre. Reportage. Une année blanche ? Telle est la menace qui pèse aujourd'hui comme une épée de Damoclès sur l'année universitaire des étudiants en médecine. Ces derniers sont en grève depuis plus de trois mois pour protester contre le gouvernement, notamment quant à sa décision de ramener la durée de la formation en médecine de sept à six ans. Un bras de fer qui donne le tournis aux ministres de tutelle, le ministre de la Santé, Khalid Aït Taleb, et le ministre de l'Enseignement supérieur, Abdellatif Miraoui. Ce dernier a tiré la sonnette d'alarme, le 19 avril à la Chambre des Représentants, en mettant en garde les étudiants en médecine sur les conséquences d'une année blanche sur leur carrière. "Vaut mieux une année blanche qu'un avenir sombre", répondent les grévistes qui ont désormais jusqu'à fin avril - échéance fixée par le ministre Abdellatif Miraoui - pour suspendre leur grève et sauver l'année universitaire. "Arrêtez la grève, reprenez les cours et discutons ensuite", appelle-t-il de ses vœux. Pour l'heure, son appel n'a pas été entendu. Comme celui de son collègue au gouvernement, Khalid Aït Taleb. Fin février, le ministre de la Santé et de la Protection sociale s'est insurgé contre la fuite des médecins à l'étranger. "Ceux qui veulent devenir médecins doivent le faire pour leur pays, pour sauver leur pays, d'autant plus que nous ne sommes pas à l'abri de crises sanitaires après celle du Covid-19", souligne-t-il avant de dénoncer, chiffres à l'appui : "Le Maroc n'est pas une plateforme de sous-traitance qui forme les futurs médecins des autres pays. Ces étudiants ont été formés par l'argent de l'Etat, par l'argent du contribuable". Alors que 600 médecins migrent chaque année sur les 1.600 formés au Maroc, le ministre de tutelle relève qu'environ 15.000 médecins marocains formés au Royaume exercent aujourd'hui dans les quatre coins du monde.
"Il n'y a pas photo" Près de la moitié des médecins marocains à l'étranger exerce aujourd'hui en France, soit 7.000 médecins formés dans les Facultés marocaines de médecine, selon des statistiques officielles révélées par le ministre de tutelle. « L'Opinion » a donné la parole à certains d'entre eux pour comprendre la raison de cette fuite organisée vers l'Hexagone. "Il n'y a pas photo entre la France et le Maroc. La différence entre les deux pays relève de l'évidence", se contente de dire Ahmed, laconique, installé à Lille depuis presque cinq ans. Comme lui, plusieurs se sont refusé à comparer la situation entre les deux pays. D'autres médecins marocains ont néanmoins accepté de livrer leurs témoignages et expliquer les raisons ayant motivé leurs départs respectifs en France. Des témoignages anonymes, insistent-ils, tant ils n'écartent pas, pour l'heure, un retour définitif au bercail. Auprès de « L'Opinion », tous s'accordent à dire que "les conditions de travail en France n'ont rien à voir avec celles mises en place au Maroc". Aya, 33 ans, n'en revient pas : "En arrivant en tant qu'interne, j'ai été subjuguée par les moyens mis à disposition des médecins pour la prise en charge des patients, se souvient-elle. Même en étant dans une structure périphérique, loin de Paris, ça restait très, très loin des conditions de travail au principal Centre hospitalier universitaire (CHU) du Maroc, à savoir celui de Casablanca". Cette jeune médecin, installée dans le Sud de la France, insiste sur le nombre des structures hospitalières, non sans dresser un parallèle avec la situation marocaine. "Au Maroc, nous avons seulement un CHU par grande ville, à l'exception de Casablanca qui en compte deux", regrette-t-elle, avant de nuancer : "Le flux des patients est tout aussi important en France, mais il est mieux géré, notamment grâce à la digitalisation", compare celle qui n'oublie pas la différence entre les économies des deux pays. Zakaria, lui, met l'accent sur la formation des médecins, financée par les structures hospitalières. "Au Maroc, cela relève de l'imaginaire, mais ici, à Paris ou ailleurs, ça rentre dans le cadre évolutif de la carrière des médecins", sourit celui qui enchaîne les diplômes universitaires (DU), pris en charge par l'employeur.
Le salaire en vaut-il la peine ? Nos interlocuteurs louent à l'unanimité l'arsenal thérapeutique mis à disposition. "Socialement, il n'y a pas de comparaison à faire, reprend Aya. Par exemple, quand nous prenons en charge un patient, nous pouvons lui permettre d'être soigné chez lui, en lui prescrivant une infirmière qui va lui rendre visite autant de fois que nous estimons cela nécessaire. Nous pouvons également lui garantir de bons transports, lui envoyer une ambulance. Aussi ridicule que cela puisse paraître, nous pouvons aussi le contacter et faire des consultations/check up réguliers". Zineb, installée dans la région parisienne, se souvient de ses années au Maroc : "Dans mon service, nous ne disposions pas d'aides-soignants, alors qu'on prenait des patients avec des infirmités motrices importantes. On était donc obligés d'hospitaliser (sic) leurs proches. Cela n'a absolument rien à voir avec la situation en France, du moins à Paris où j'exerce, où nous disposons d'équipes formées et surtout une transmission entre les médecins et les aides-soignants tous les matins pour permettre la circulation de l'information et la mise à jour des données". Les conditions de travail sont-elles pour autant l'unique motivation de départ vers la France ? "Il y a aussi la question d'indemnités et de salaires", souligne Zakaria. Aya abonde : "En France, ça paie mieux, même si cela reste dérisoire comparé aux rémunérations des médecins français. A titre d'exemple, en tant qu'interne, tu es payé entre 1.400 et 1.600 euros, sans les gardes qui, contrairement au Maroc, sont ici rémunérées". Zineb nuance : "Ça reste un SMIC, qui n'est pas suffisant dans des villes comme Paris. Par exemple, si le logement n'est pas pris en compte pour les internes, ce qui est souvent le cas pour les internes étrangers, ça devient vraiment difficile à tenir". Et de préciser : "En voulant devenir médecin, je ne cherchais pas à devenir millionnaire. Je veux simplement aider les gens, dans de bonnes conditions. Venir en France m'a permis cela". Aya renchérit : "L'aspect pécuniaire n'est pas vraiment important, parce qu'en restant au Maroc et en m'orientant vers le privé, j'aurais pu gagner mieux ma vie qu'ici en France, mais ce sont les conditions d'exercice qui m'ont d'abord attirée".
Ni paradis ni enfer Bien qu'ils soient unanimes sur sa supériorité, notamment dans l'accompagnement des médecins, leur valorisation et les conditions de travail mises à leur disposition, nos interlocuteurs s'accordent à dire néanmoins que la France n'est pas le paradis qu'on décrit. "Il y a évidemment de grandes problématiques en France, notamment la charge de travail qui pèse sur les médecins, la fuite de ces derniers vers le secteur privé ou encore le désengagement progressif de l'Etat", note Aya. En effet, le secteur de la Santé en France fait l'objet de plusieurs critiques portées par les médecins français. Il est d'ailleurs l'un des sujets de préoccupation des citoyens, à en croire les sondages d'opinion. Pénurie de médecins, déserts médicaux, surcharge de travail, manque de reconnaissance, revenus stagnants... autant de problématiques qui reviennent dans les témoignages de médecins recueillis dans la presse hexagonale. Outre ces problèmes, les médecins étrangers sont confrontés à d'autres problématiques, comme le racisme, la discrimination ou encore le parcours du combattant que représente la procédure de reconnaissance et d'équivalence des diplômes obtenus. Evaluation : Quel compromis entre la tutelle et les professionnels ? Le ministère de tutelle et les syndicats ont convenu d'améliorer les conditions de promotion qui seront fixées par un décret d'application avec la création de deux grades hors échelle. A cet égard, la promotion demeure conditionnée par les notes d'évaluation, selon l'article 21 de la loi relative à la Fonction publique sanitaire. La loi parle seulement de "critères objectifs". Selon le député istiqlalien, Allal Amraoui, il existe déjà des modes d'évaluation qui ont fait leurs preuves. "A l'instar du secteur privé, la rémunération se fait en fonction des actes médicaux. Que ce soit des consultations, des interventions chirurgicales ou tout autre type d'acte, tout est rémunérable", estime le député, qui s'est récemment dans les micros de L'Opinnion. Encore faut-il un système d'information intégré qui puisse accompagner le nouveau mode, insiste-t-il, soulignant que cela permet de rationaliser la gestion du temps du personnel médical et de quantifier efficacement son travail. Pour l'instant, ce qui est sûr, c'est que le personnel médical aura droit à une augmentation des indemnités de grade et de celles relatives à la permanence dont le mode de calcul sera désormais unifié. Pour ce qui est de la charge de travail, dont se plaint une grande partie de médecins et d'infirmiers, l'article 13 de la loi nécessite encore un examen final en ce qui concerne les horaires de travail qui seront fixés par texte d'application. Les syndicats, pour leur part, plaident pour 30 heures hebdomadaires. Au-delà de cela, tout acte sera rémunéré séparément. Mais il reste encore plusieurs casse-têtes, dont la mobilité. Une revendication qui revient souvent dans la bouche des médecins qui espèrent qu'un nouveau régime soit maintenu avec plus de garanties contre les décisions arbitraires. Au-delà de la mobilité interne, la mobilité entre le public et le privé n'a pas encore été définitivement organisée dans le cadre du nouveau système. L'article 9 de la loi 09.22 autorise le personnel du secteur public à exercer dans le privé. Or, les conditions dépendent d'un texte d'application. La question qui se pose est de savoir comment l'organiser de sorte à ce qu'elle ne soit pas pénalisante pour les hôpitaux publics où le besoin en ressources humaines est si grand. Ressources humaines : Un déficit qui pèse sur le système de santé Actuellement, le déficit de médecins au Maroc demeure critique. Près de 32.000 manquent à l'appel, en plus de 65.000 infirmiers dont ont besoin nos hôpitaux. Le rattrapage demeure difficile. Le gouvernement, rappelons-le, vise à atteindre 90.000 médecins d'ici 2025, afin d'aligner le Maroc sur les normes de l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) qui recommande le seuil de 24 professionnels de Santé pour 10.000 habitants. Cette année, au titre de la Loi des Finances de 2024, l'Exécutif a créé 5.500 nouveaux postes budgétaires dans la Santé publique. Cela dit, 16.500 postes budgétaires ont été créés dans le secteur depuis l'arrivée du gouvernement actuel. Un chiffre qui demeure insuffisant pour atteindre les standards internationaux. Le Royaume place ses espoirs dans la formation bien que la capacité des Facultés de médecine demeure limitée. Actuellement, celles-ci forment 1400 médecins par an alors qu'il en faut, en principe, 3000 formés chaque année. En parallèle avec l'effort de formation, le gouvernement a ouvert la porte aux compétences étrangères. Les résultats se font d'ores et déjà sentir. Près de 453 médecins étrangers exercent actuellement dans le secteur privé, selon les chiffres dévoilés récemment par le ministre de la Santé.