Fin et classieux, l'artiste est parti majestueusement le 16 janvier, psalmodiant en apnée ses 79 printemps, se racontant récemment dans l'autobiographie « Le rêve interdit ». Il était aimant et aimé, racontait avec grand élan ce qui manquait à l'émancipation de tout un pan de la société à qui on faisait ignorer les bienfaits de l'art, ce segment vital pour une existence lumineuse. Son étoile fait désormais partie d'une constellation qui continuera à nous éclairer. D'une rare douceur, l'artiste, biberonné à la musique classique et à l'opéra lyrique, aura fait fusionner son corps et son âme jusqu'à sublimer les cœurs et les esprits. Danseur étoile et passeur, il marque plusieurs générations en compagnie de la non moins douce Michelle, sa femme et sa complice depuis plusieurs décennies. La voilà aujourd'hui « décapitée » mais digne. C'est que ce couple discret et efficace frappe là où cela fait du bien, là où cela fait réfléchir. Pour Lahcen Zinoun, l'art est une chose sérieuse qu'il faut aborder avec beaucoup de plaisir. Une école pour la transmission s'impose. Elle est créée à l'image d'une pépinière dont les fruits mûrissent hors-saisons. Derrière ce projet qui lui tient spécialement à cœur, se dissimule une adolescence -la sienne- où les doutes s'accumulent et qu'il raconte, lui, né dans les années 1940 dans un quartier populaire casablancais. Il évoque sa découverte, en 1958, du Conservatoire de musique et son étonnement d'y voir des danseurs. C'était en 2020 sur les colonnes de Zamane : « Je ne m'étais jamais douté qu'il existait un lieu exclusivement dédié à la musique et à son apprentissage (...) On m'apprend que l'inscription était gratuite et je choisis le piano (...) Un jour, j'aperçus à travers la serrure d'une porte close des élèves danser. Ce fut tout de suite le coup de foudre (...) Je suis aussitôt descendu en courant à la direction m'inscrire au cours de danse. On me répond avec enthousiasme que la discipline manquait de garçons et qu'on m'y accueillait avec plaisir (...) J'étais aux anges même si je savais que ça serait difficile pour moi, à cause de mon père évidemment. Je n'étais pas naïf et je savais qu'un garçon comme moi n'avait pas le droit de pratiquer la danse. » Parce qu'en partie le papa rejette les influences occidentales. Avec le soutien tu et sans faille de sa mère, Zinoun décroche en 1964 le grand prix de danse du même Conservatoire casablancais.
Danser pour des sommités
Après cette première et timide expérience, Lahcen Zinoun s'envole pour Bruxelles dans l'espoir de se voir accueillir par l'énorme Maurice Béjart. Celui-ci le guide vers plus de perfection en lui conseillant de fréquenter le Conservatoire de la ville et de suivre les cours de la Russe Sana Dolsky, la femme qui « redresse les corps ». Celle-ci évolue dans un studio de la rue Royale. Zinoun raconte, estomaqué, qu'il « jette un œil à travers le hublot de la porte de la Dolsky et observe un cours triste, sans lumière ni musique, donné par une vieille Russe qui marque la mesure en frappant le sol avec un bâton. J'ai eu un choc. Je me suis demandé si j'allais oser a ronter la danse. » Mais le jeune Marocain nit par côtoyer et danser pour des sommités : George Skibine, Peter Van Dijk, Jorge Lefebre, André Leclair, Hanna Voos, Jeanne Brabants, Janine Charrat... En 1978, avec le concours de son épouse et danseuse étoile Michelle Barette, Lahcen donne naissance à une école de danse et à une compagnie, le Ballet-Théâtre Zinoun, dont découlent nombre de danseurs. Parmi ces heureux jeunes artistes, on compte les deux ls du couple : Jais, lauréat du 1er prix de Lausanne en 1988 et soliste au San Francisco Ballet, feu Chems-Eddine, danseur au Ballet royal de Flandre à Anvers puis au Ballet du Nord en France. Ce Ballet-Théâtre sillonne plusieurs contrées avec un succès de taille, parfois d'estime. Vers le milieu des années 1980, le « label » Zinoun met sur pied une troupe nationale des arts traditionnels qui lui vaut des inimités avec la plus haute sphère du pays. Il revisite également les spectacles folkloriques du festival des arts populaires de Marrakech et change de fusil d'épaule.
Fugaces émotions et réalisations Happé par le monde du cinéma, le chorégraphe y pénètre en convoquant ce qu'il sait faire le mieux : la chorégraphie, justement, pour plusieurs productions nationales et internationales : « La dernière tentation du Christ » de Martin Scorsese, « Un thé au Sahara » de Bernardo Bertolucci, « Les beaux jours de Shéhérazade » de Mostafa Derkaoui, « L'ombre du Pharaon » de Souhail Ben Berka, « Joseph » de Robert Young, « Moïse » de Roger Young, « Les larmes du regret » de Hassan Moufti, « Femme et femme » de Saad Chraïbi, « Titre provisoire » de Mostafaa Derkaoui, « Mona Saber » de Abdelhaï Laraki, « Jouhara » de Saad Chraïbi. Et puis, c'est la réalisation qui traverse son beau corps et ses étonnantes méninges. D'abord en donnant naissance à quatre courts métrages : « Flagrant délire » (1991), « Assamt » (2001), « Piano » (2002) et « Faux Pas » (2003). Il taquine ensuite le long métrage avec, en 2006, « Oud Al Ward » et « Femme écrite » en 2012, sur un scénario coécrit par le regretté critique de théâtre et de cinéma Mohamed Soukri. De cette dernière réalisation, Zinoun a une pensée pour un lumineux penseur : « A notre éminent anthropologue et symbologue feu Abdelkbir Khatibi à qui je rends hommage dans ce lm ''Femme écrite''. J'ai découvert ses visions sur la mémoire et j'en ai été bouleversé. En tant que danseur, je me retrouve immanquablement dans son imaginaire graphique. La jouissance de ma pratique dansante avec mes fugaces émotions corporelles chargées de mémoires et de métaphores me font penser à Khatibi. Ma danse est une réalité qui n'a que l'instant pour questionner l'impossible. » Te voilà parti le rejoindre. Il te prendra dans ses bras pendant que les nôtres resteront ballants.