L'inflation a un impact atroce sur le pouvoir d'achat des Marocains, et l'Exécutif a lancé une série de mesures pour la contrecarrer, entre autres les aides directes aux ménages de 500 dirhams minimum par famille ont été prévues. Abdelghani Youmni, économiste chevronné, nous livre son éclairage sur un nouveau Maroc qui prend forme sûrement. - Quelle est votre lecture de ces aides dans une ère où la dette publique pèse trop sur l'économie nationale ? - En effet, l'Exécutif s'est engagé à graver sur le marbre les directives royales de construire le Maroc de demain émergent et inclusif autour de piliers dont la prospérité partagée et l'Etat social. C'est vrai, la dette publique pèse sur l'économie nationale mais pas autant que cela car nos dettes extérieures de 211 Mds et intérieure à moins de 763 Mds ne représentent que 70% du PIB national, elles sont soutenables. Aussi, les politiques macro-prudentielles du Maroc font que le déficit budgétaire est maîtrisé, il sera à moins de 5% en 2024. J'ai un regard critique sur l'absence de mesures fiscales sur les tranches d'imposition des salariés de l'informel, en particulier, dont les salaires bruts sont compris entre 60.000 et 180.000 dirhams et aussi du refus de réformer la fiscalité du revenu pour y inclure le foyer fiscal ainsi que les parts liées à la composition et l'âge des enfants A l'inverse, je suis très enthousiaste du démarrage des politiques publiques des transferts monétaires au profit des ménages vulnérables. Rappelons que c'est Sa Majesté le Roi Mohammed VI qui a fait cette déclaration le vendredi 13 octobre 2023. C'était à l'occasion de l'ouverture de la 1ère session de la 3ème année législative de la 11ème législature. - Est-ce une décision technique ou juste un emboîtement de choix politiques ? - C'est tout sauf une décision technique ou un emboîtement de choix politiques. Ce dispositif ne sera pas singulier et ne se limitera pas aux allocations familiales pour englober des champs élargis de la stratégie de protection sociale universelle. Il est vrai, aussi, que la question du financement de ce big bang social se posera, comme vous l'avez bien souligné dans votre introduction. La ressource ne doit être ni la dette publique ni le déficit budgétaire, mais la croissance économique et l'impôt ou les charges sociales prélevés sur les niches de l'économie parallèle et l'économie grise. Le Souverain a donné les grandes lignes et les impératifs de ce changement de paradigme pour édifier l'Etat-Nation productif et responsable qui incarne la solidarité institutionnelle. Cela se traduira par un impact direct sur les familles ciblées en permettant de rehausser leur niveau de vie, de combattre la pauvreté et la précarité et, in fine, d'améliorer les indicateurs de développement social et humain. De l'autre côté, il ne pourra atteindre ses objectifs que si la société devient plus productive, plus entreprenante et davantage résiliente. - Y a-t-il d'autres mesures à prévoir alors que le PLF2024 est toujours en cours d'élaboration ? - Dans un environnement marqué par de méga menaces géopolitiques et géoéconomiques pour le monde entier, pour le Maroc aussi qui est encore dépendant de plus de 78% de sa facture énergétique des importations de pétrole, de gaz et de charbon, le Royaume affiche sa résilience économique et sa solidarité budgétaire dans la mesure de ses capacités. A cela, il faut ajouter que des chaînes de valeurs globales industrielles marocaines dépendent de la croissance économique dans l'Union Européenne, cette zone faisant face à l'inflation et à la guerre. Je voudrais citer des mesures spécifiques sur la taxe sur la valeur ajoutée, l'exonération de la TVA pour inclure les produits de base de large consommation, l'alignement progressif du taux de TVA applicable aux factures d'eau et d'assainissement ainsi que de l'électricité carbonée et les renouvelables. Ces mesures ne sont pas exhaustives, elles seront financées par des mesures opposées d'ajustement et d'équité fiscale, rien de surprenant. Nous notons aussi le retour de la contribution libératoire relative à la régularisation spontanée au titre des avoirs et liquidité détenus à l'étranger, contrairement à celle de 2014 qui a pris la forme d'une amnistie permettant le retour de plus de 27.8 milliards de dirhams, celle de 2023 ressemblera à celle de 2018 et elle sera purement fiscale. De même, des décisions sur la taxation des carburants semblent difficiles à réaliser dans un contexte de tensions sur les ressources de l'Etat et décisions de poursuivre les chantiers sociaux, de la santé et de la reconstruction post-séisme. - Comment l'Exécutif peut éviter la relégation sociétale des classes sociales en même temps que le déploiement de ces aides directes ? - C'est une question complexe car il ne faut pas confondre le modèle de l'Etat-Providence qui s'est transformé en Etat d'assistance finançant la générosité par un mix impôt, cotisations des actifs et dette publique. L'action de l'Etat social ne doit pas souffrir d'ambiguïté et surtout ne doit pas se transformer en aumône sociale. Evidemment qu'il faut éviter la relégation sociétale, comme vous le dites, des classes sociales pauvres et fragiles mais l'intégration n'est pas la redistribution par les allocations familiales et le logement, mais des appuis pour la requalification des classes sociales afin d'élargir le segment de la classe moyenne. Le remède principal aux inégalités sociales n'est pas le revenu mais les perspectives pour que notre pays soit en capacité de rehausser le plafond de verre qui empêche les pauvres de devenir créateur de richesse. Et la seule option n'est pas l'allocation mais le changement de modèle de société et de modèle de croissance économique tirée par les exportations et les compétences techniques et technologiques. - Ce pas des aides directes aux ménages se concrétise alors que l'Etat mise, en 2024, encore sur la généralisation de la protection sociale. Ce qui nécessite des fonds inestimables, conformément aux orientations royales autour du PLF2024 qui s'alignent sur les exhortations de la Banque Mondiale et du FMI. Comment analysez-vous cette situation ? - Ce n'est pas faux, l'enveloppe nécessaire pour mettre en place la stratégie de protection universelle au Maroc est de 51 milliards de dirhams, c'est 3.83% du PIB national alors que la moyenne mondiale, même dans les pays à forte composante sociale, est de 1.5%. Il est prévu au Maroc de faire asseoir 28 milliards de dirhams sur les cotisations, ce qui augmente la part de l'aléatoire et de financer par l'Etat 21 milliards de dirhams. Cela correspond parfaitement à 1.6% préconisé par toutes les institutions internationales. Ces fonds ne sont pas estimables, ce qui serait inestimable, c'est si les contribuables et les cotisants refusent d'adhérer à la contribution sociale solidaire pour diverses causes dont l'informel, la régularité des revenus, voire le refus de cotiser. Dans la plupart des pays, la protection sociale est inscrite dans une logique de générations imbriquées et d'une solidarité orchestrée par l'Etat. Dans les pays du Sud comme le Maroc, la solidarité est à la fois familiale et directe. Une pédagogie est à construire pour pouvoir assurer une répartition des contributions de manière anonyme. Parallèlement, il faut dire que le Maroc est, pour le Fonds Monétaire International (FMI) et le groupe Banque Mondiale (BM), le laboratoire des réformes abouties et réussies. Les deux institutions voient dans la stratégie de protection sociale au Maroc un big bang social, une réelle « révolution sociale» et la confiance dans son aboutissement sur le moyen terme est totale. Sauf que FMI et BM voudraient que le Maroc finance la protection sociale par les fruits de réformes : Nouveau Modèle de Développement et réforme fiscale courageuse. En résumé, ces institutions de Bretton Woods préconisent « de faire preuve de solidarité, d'accroître les investissements dans la protection sociale universelle, le travail décent et les sociétés égalitaires en matière de genre ».