Dans le cadre des activités du Salon littéraire et intellectuel de Leila Binebine, celle-ci a rendu hommage à l'un des grands penseurs de l'époque contemporaine, le presque centenaire Edgar Morin. Les intervenants à cette prestigieuse rencontre marquée par la présence d'artistes, notamment Mahi Binebine, d'écrivains, d'intellectuels, d'architectes, de médecins et d'universitaires ont salué l'engagement humain et solennel du penseur de la théorie de la complexité. Dans un hommage unanime, les intervenants ont effectué le retour sur l'oeuvre et le parcours de celui qui, en présence, revit la métamorphose dont il parle dans son essai La voie. Dans son allocution, Edgar Morin exprime ses liens forts avec le Maroc et son paysage culturel à travers l'éloge de l'amour, de l'amitié et de toutes les valeurs humaines porteuses de compréhension de l'autre. Il a ensuite présenté sommairement les grandes lignes de sa pensée à partir du diagnostic qu'il fait de la crise pluridimensuelle qui touche tous les niveaux ou ce qu'il appelle la « poly crise ». Témoin incontestable du XXème siècle, Edgar Morin envisage le paysage intellectuel contemporain comme un champ antagoniste, catastrophique et changeant. Selon lui, c'est le temps des totalitarismes, des cataclysmes historiques à cause des deux guerres qui ont enclenché l'auto anéantissement de l'humanité. C'est aussi le temps de prise de conscience vis-à-vis de la crise écologique, c'est également le temps de la décolonisation, des réparations et des repentances qui accentue une idéologie Trans-humaniste porteuse d'un univers merveilleux. C'est enfin la crise pandémique actuelle qui laisse transparaître de loin le vide des années 80 du siècle dernier. Pour Edgar Morin, cette crise est faite de la jonction de multiples voies vers lesquelles nous devons nous orienter pour faire face au défi de la crise de l'humanité. Pour cela, il nous invite à prendre à contre-pied ce qui dégénère et se dégrade grâce à l'amour qui est une force vitale qui nous régénère. Pour lui, la vie n'a pas d'âge, la vraie pensée ne s'use pas, tout ce qui est vrai reste là. Et de suivre que les belles rencontres nous illuminent et nous revigorent. Vivre sa vie et non lui courir après Aussi faut-il promouvoir le bien-vivre qui comporte à la fois liberté individuelle et insertion dans une communauté et réduire les intoxications de la civilisation qui nous rendent dépendants de futilités et de bienfaits illusoires. Cette réforme de vie que propose Edgar Morin dans son témoignage vibrant nous conduirait aussi à exprimer les riches virtualités inhérentes à tout être humain. Une première tâche consiste alors à se libérer de la tyrannie du temps, notamment du court terme. Le zapping mental nous fait vivre à un rythme effréné. De même qu'il existe un mouvement de slow food, il faudrait développer le slow time, le slow travel, le slow work ou le slow city ; il importe plus de vivre sa vie que de courir après. Une réappropriation du temps exige une nouvelle organisation des rythmes éducatifs, culturels, et des rythmes de vie. Cela suppose de redécouvrir le sens du carpe diem, apprendre à vivre. La réforme de la vie appelle à un éloge de la lenteur. Il faut substituer à l'alternance pernicieuse dépression/excitation qui caractérise nos vies actuelles un couple combinant sérénité/ intensité. Il faut apprendre à humaniser nos pulsions par des contrôles réflexifs. La réforme de vie ne semble pas se limiter à un simple exercice de simplicité volontaire. Elle invite aussi à réenchanter nos existences. Oui, mais en ayant conscience de l'impossibilité de vivre en permanence dans la béatitude. A cet égard, Edgar Morin finit son intervention sur une note poétique pour atténuer les contraintes de l'envahissement grisâtre de la prose de la vie, de façon à permettre aux humains d'exprimer leurs virtualités poétiques. Celles-ci portent sur des formes de sociabilités nouvelles, ce qu'il nomme quelque part dans son oeuvre la politique du care et de l'attention à autrui. L'empathie, la bienveillance, l'altruisme, le service civique de solidarité pour la jeunesse doivent se fonder sur la compréhension de l'autre, car comprendre autrui, c'est apprendre à repérer les stéréotypes qui emprisonnent nos jugements. C'est faire un travail d'élucidation de ses propres ennemis intérieurs. L'art de communiquer, de parler, d'écouter devrait commencer dès l'école. Somme toute, Edgar Morin, porte en lui le monde qu'il espère voir. Cela autorise l'espérance, laquelle n'est pas certitude. La réforme de vie dont il rêve est à la fois une oeuvre intérieure, un projet de vie et un projet collectif.