"Le groupe terroriste Fethullah Gülen a utilisé ses écoles au Maroc à des fins économiques" Le 15 juillet dernier, l'ambassade de Turquie au Maroc célébrait la mise en échec du coup d'Etat manqué contre le président Erdogan en 2016. A cette occasion, l'ambassadeur du pays d'Atatürk à Rabat revient pour "L'Opinion" sur la réaction marocaine à ces évènements, les relations économiques des deux pays ainsi que les accusations de financement du terrorisme contre la Turquie. L'Opinion : Vous avez été fraîchement nommé au Maroc, après un passage en Libye. Quelles premières impressions avez-vous du Royaume ? M. Ahmet Aydin Dogan : En effet, cela fait quelques mois que je suis au Maroc, mais j'ai travaillé au sein de cette ambassade entre 2010 et 2012. C'est donc un retour au pays que j'ai beaucoup aimé et un retour vers des amis que j'ai fréquenté auparavant. En 2012, j'étais rentré en Turquie avec beaucoup de souvenirs chaleureux sur le peuple marocain. Je suis extrêmement content de revenir ici comme ambassadeur, dans un pays ami et frère. Cela me ravit moi-même ainsi que ma famille. L'Opinion : En janvier 2017, quelques mois après le coup d'Etat manqué contre le président Erdogan, le Maroc a décidé de fermer huit écoles du groupe Al Fatih, affiliées à l'organisation Fethullah Gülen, que la Turquie accuse d'être à l'origine du putsch. L'ambassadeur turc à l'époque avait déclaré être prêt à collaborer avec le Maroc sur ce sujet. Est-ce que l'ambassade était intervenue pour trouver une alternative aux 2.500 élèves de ces écoles? M. Ahmet Aydin Dogan : Le groupe terroriste de ce soi-disant imam Fethullah Gülen n'était pas présent uniquement au Maroc, mais dans plus de 100 pays, par le biais d'écoles, universités, entreprises et associations. Parmi ces pays, certains, comme le Maroc, avaient constaté la menace sécuritaire de ce groupe et ont agi, tandis que d'autres ne l'ont malheureusement pas encore fait. La coopération de la Turquie peut intervenir dans le domaine de la sécurité, en démontrant la fibre terroriste de ce groupe, et en facilitant l'identification de ses structures. Pour les écoles, la Turquie a mis en place la fondation Maarif (créée après le putsch manqué, ndlr) qui peut prendre le relais et faire fonctionner ces écoles. Ce problème ne s'est pas posé en 2017 puisque les autorités marocaines avaient transféré les élèves dans d'autres écoles. L'OPINION : Et aujourd'hui, considérez-vous que l'influence du réseau Gülen au Maroc est totalement neutralisée ? M. Ahmet Aydin Dogan : On ne peut pas être totalement sûr. Il faut être vigilant. Mais, d'après nos informations, il n'y a plus aucune structure affiliée à ce réseau au Maroc, et je profite de cette occasion pour remercier les autorités marocaines pour leur décision rapide et ferme. L'OPINION : Ces écoles s'étaient implantées au Maroc depuis 1994, c'est-à-dire qu'il y a plusieurs générations de lauréats qui sont maintenant des adultes. Vous savez où ils sont et si leur scolarité dans ces écoles a eu un impact sur leurs parcours? M. Ahmet Aydin Dogan : S'il y avait eu un dérapage des lauréats de ces écoles, les autorités marocaines auraient réagi. Je n'ai jamais entendu parler d'un cas pareil. Je pense que le groupe terroriste a plutôt utilisé ces écoles à des fins économiques, parce que l'une de ses activités principales est le transfert illégal de fonds. Mais sinon, il n'existe aucune trace de l'endoctrinement des élèves. L'OPINION : Une note récente de l'Office des Changes fait état d'une balance commerciale déficitaire pour le Maroc dans ses échanges commerciaux avec la Turquie. Quel bilan faites-vous de 13 années de l'entrée en vigueur de l'accord de libre-échange entre le Maroc et la Turquie? M. Ahmet Aydin Dogan : Rappelons d'abord que cet accord a été un catalyseur des relations économiques entre la Turquie et le Maroc. Mais comme tout instrument de coopération, il a des aspects positifs et d'autres négatifs. Tout n'est ni noir, ni blanc. Il y a 13 ans, le volume des échanges avoisinait 600 millions de dollars. A la fin de 2018, ces échanges ont atteint 2,8 milliards de dollars, ce qui représente une progression assez considérable. Quand on regarde les exportations des deux pays entre eux, les exportations turques vers le Maroc ont augmenté de 260%, comme valeur cumulative des 12 années. De l'autre côté, cet accord a permis aux exportations marocaines vers la Turquie d'augmenter de 430%. Ces réalisations ont ainsi accru le volume des échanges. Cependant, le déficit commercial du Maroc s'est accentué en chiffres. C'est un aspect négatif sur lequel de ces aspects les deux pays doivent travailler. De notre côté, nous restons ouverts au dialogue pour trouver le moyen d'arriver à une balance plus équilibrée. L'OPINION : Reste qu'entre 2017 et 2018, les exportations marocaines vers la Turquie ont enregistré une baisse de 20,3%, selon les données de l'Office des Changes. Les produits marocains sont peu compétitifs en Turquie, contrairement aux produits turcs qui se portent bien au Maroc. La seule manière d'équilibrer les échanges reste donc les investissements directs. Qu'est-ce qui est fait ou envisagé à cet égard ? M. Ahmet Aydin Dogan : Permettez-moi de rappeler que durant cette période, la Lire (monnaie nationale turque, ndlr) a perdu 30% de sa valeur vis-à-vis des devises étrangères. C'est-à-dire que nous sommes dans une conjoncture où les exportations turques deviennent plus compétitives dans le monde en raison de cette perte de valeur de la monnaie nationale. Mais lorsqu'on analyse sur les dix ou douze années, on se rend compte du côté positif de l'accord du libre-échange. Concernant les investissements, vous avez tout à fait raison, c'est un dossier sur lequel il faut davantage travailler. Premièrement, sans commerce, il ne peut y avoir d'investissement. Il faut donc que le commerce suscite plus d'investissements dans le futur. Actuellement, nous avons 160 sociétés turques installées au Maroc dans les secteurs des services, de la logistique et de l'industrie, qui ont créé environ 6.000 emplois. Le volume des investissements turcs au Maroc s'est arrêté à 260 millions de dirhams en 2018, soit une augmentation de 41% par rapport à 2017. Est-ce que c'est suffisant ? Non, on peut absolument faire mieux. Toutes ces données sont vouées à l'augmentation à la fin de cette année puisqu'il y a des projets d'investissements importants en cours. Le Maroc présente une valeur ajoutée certaine en matière de compétitivité et de rentabilité dans plusieurs secteurs et dont les acteurs privés turcs ne sont pas inconscients. L'OPINION : Quels sont les projets d'investissements que vous venez d'évoquer ? M. Ahmet Aydin Dogan : Nous avons deux projets en construction dans le secteur automobile dans la région de Tanger. Dans le secteur du textile, une usine turque va ouvrir ses portes vers la fin de cette année, et va commercialiser et exporter des produits d'habillement. Ensuite, deux autres usines verront le jour à El Jadida, pour la production de tapis et, à Tiflet, dans le secteur du bois. C'est dire si le Maroc présente des opportunités d'investissement rentables que les hommes d'affaires turcs souhaitent exploiter, puisque le pays offre un marché intérieur de plus de 30 millions de consommateurs et, grâce aux accords de libre-échange, un accès important vers les pays européens et les Etats-Unis. D'autant plus que le Maroc séduit parce qu'il est un trait d'union entre l'Europe et l'Afrique, notamment l'Afrique de l'Ouest. Ceci ne relève pas de la théorie, ce sont les entrepreneurs turcs qui me le disent. Un investissement au Maroc veut dire aussi la possibilité de pénétrer des marchés qui sont difficiles d'accès depuis la Turquie. Le Maroc a une meilleure connaissance des marchés africains. Les infrastructures réalisées par le Maroc grâce à la vision de Sa Majesté le Roi Mohammed VI ont donné leurs fruits. Deux compagnies turques opérant dans la logistique se sont installées à Tanger et à Casablanca en raison des capacités de ce secteur. L'OPINION : En janvier 2018, le ministère de l'Industrie et du Commerce marocain a décidé de suspendre les exonérations des droits de douane sur certains produits textiles provenant de Turquie. Comment vous avez reçu cette décision? M. Ahmet Aydin Dogan : Bien sûr que nous étions déçus. On a essayé d'expliquer que les produits textiles turcs ont un meilleur rapport qualité/prix. Mais, en même temps, on comprend cette politique protectionniste de l'industrie locale que chaque pays a le droit de mener. Si ces taxes, qui vont de 2,5 à 23%, protègent l'économie nationale marocaine, tant mieux. Nous sommes un pays ami et frère du Maroc, et nous n'avons qu'à nous réjouir si cette mesure protège l'industrie et l'emploi. Mais si cette protection a pour conséquence de changer les importations de la Turquie par celles d'autres pays, je ne vois pas son intérêt. Il est cependant du ressort des autorités marocaines d'évaluer l'utilité de cette mesure. En principe, nos deux pays soutiennent l'économie libre de marché, et quand ce genre de problèmes arrive, il faut les résoudre avec le dialogue et les négociations. L'OPINION : Est-ce que vous pouvez nous dire s'il existe une coopération sécuritaire entre le Maroc et la Turquie, dans la lutte contre le terrorisme par exemple? Par quels canaux? M. Ahmet Aydin Dogan : Nous sommes deux pays musulmans qui défendent la démocratie et les droits de l'Homme, qui œuvrent à la protection des valeurs de l'Islam et combattent tout acte terroriste qui menace ces valeurs. La coopération entre le Maroc et la Turquie dans ce domaine se fait surtout dans les organisations internationales. Par exemple, nous nous réjouissons que le Maroc ait été reconduit dans son mandat de co-président du Forum mondial pour la lutte contre le terrorisme pour la troisième fois d'affilée. De plus, les autorités sécuritaires des deux pays coopèrent en matière de renseignements et d'échange d'informations. L'OPINION : Comment la Turquie accueille les accusations de pays comme l'Egypte sur le financement et le soutien de groupes terroristes au Moyen-Orient? M. Ahmet Aydin Dogan : La Turquie est un pays qui souffre du terrorisme depuis des décennies. Chaque jour, nos militaires, nos policiers, nos civils en sont victimes et, d'ailleurs, la semaine dernière, un diplomate turc a été tué par des terroristes (dans une attaque contre le consulat turc à Erbil en Irak, ndlr). Nous sommes la cible des terroristes du PKK (parti travailliste kurde), du PYG (parti politique kurde syrien), de Daesh, d'Al Qaïda. L'aéroport Atatürk à Istanbul et notre capitale Ankara avaient été la cible de ces organisations terroristes. Notre armée est peut-être la seule qui lutte sur le terrain contre Daesh et le PYG. Grâce à nous, des territoires syriens occupés par des terroristes ont pu être libérés, permettant à environ 300.000 syriens réfugiés en Turquie de rentrer chez eux. Accuser la Turquie de soutenir des groupes terroristes est donc un jugement sans fondement. La Turquie a démontré avec des mesures et des actions concrètes qu'elle est activement engagée dans le combat contre le terrorisme. L'OPINION : La Turquie a toujours défendu l'intégrité territoriale du Maroc, et fait également face à un groupe séparatiste, en l'occurrence le PKK kurde. Cela explique-t-il que les positions des deux Etats soient alignées l'une sur l'autre envers les groupes séparatistes ? M. Ahmet Aydin Dogan : Tout à fait. Réciproquement, la Turquie et le Maroc respectent leur intégrité territoriale respective. La seule différence, c'est que l'organisation qui menace la Turquie est classée "terroriste" par les Nations-Unies. Notre pays suit de près le développement du dossier du Sahara. Pour nous, le cadre onusien est le seul à même de trouver une solution juste, équitable, durable et basée sur le compromis, dans le cadre des résolutions du Conseil de Sécurité de l'ONU. Nous soutenons également le Secrétaire général de l'ONU et son envoyé spécial sur ce dossier dans les initiatives qu'ils mènent. Nous nous réjouissons également de voir que les efforts du Maroc sont reconnus dans ces résolutions. L'OPINION : La culture turque est très populaire chez les Marocains, que ce soit par le tourisme, par le cinéma, ou par les nombreux jeunes qui partent faire leurs études en Turquie. Pourquoi selon vous ce pays attire à ce point les marocains ? M. Ahmet Aydin Dogan : Premièrement, sur le plan de la culture, nos deux pays ont beaucoup de points communs, ce qui fait qu'on ne se sent pas dépaysé en étant au Maroc. Je pense que c'est la même chose pour les Marocains quand ils sont en Turquie. On partage une histoire commune, une religion commune, on a des coutumes qui se ressemblent. Nos peuples se sentent à l'aise dans un pays comme dans l'autre. Deuxièmement, la non-obligation de visa d'entrée entre la Turquie et le Maroc, fort heureusement, facilite cet échange culturel et humain. Ensuite, il y a la beauté des deux pays qui attirent avec leur riche patrimoine historique et naturel. Ce sont des pays séduisants pour les touristes. L'année passée, environ 160.000 Marocains sont entrés dans le territoire turc, et environ 35.000 citoyens Turcs ont visité le Maroc. Ce sont des chiffres d'entrée, qui concernent des profils divers de visiteurs, que ce soit des touristes, des Hommes d'affaires ou des étudiants. Il existe à peu près 550 étudiants Turcs au Maroc qui font partie d'une communauté de 1.500 à 2.000 personnes. Et environ 4.000 Marocains résident en Turquie. Le nombre de vols aériens réguliers entre les deux pays démontre l'intérêt grandissant des deux populations. Il y a les vols de trois compagnies entre Casablanca et Istanbul et une quatrième vient de s'ajouter. Il existe également des vols réguliers entre Tanger et Istanbul ainsi que Casablanca et Antalya. Enfin, depuis le 15 avril, Turkish Airlines assure cinq vols réguliers par semaine entre Marrakech et Istanbul, pour satisfaire une demande croissante pour Marrakech, qui est une destination mondialement connue.