Double victime de son agresseur, de son entourage et de la société, la femme violée est à jamais stigmatisée. Elle porte seule le fardeau insoutenable de sa blessure et de son isolement. D'actualité, l'affaire Hafsa Boutahar opposant la jeune femme à son violeur présumé Omar Radi remet au goût du jour, la grande question du traitement réservée aux femmes violées. Par Hayat Kamal Idrissi
Nadia a à peine 16 printemps, mais son regard brisé en porte le poids d'une cinquantaine d'années. L'air mélancolique, les épaules abattues, Nadia traine sa blessure comme on traine un appendice infâme duquel impossible de se défaire. L'œil fuyant, elle raconte sa triste histoire de viol par un jeune délinquant de son quartier natal à Fès. La violence du sort de la pétillante Nadia n'a d'égale que son rejet insurmontable par sa propre famille. « Après avoir été leur fierté grâce à mes bons résultats scolaires et mon comportement exemplaire, je suis devenue leur pire honte. Je suis devenue une étrangère au sein de ma propre famille. Les regards pesants dans la rue se sont ajoutés aux propos pleins de reproches et d'opprobre de ma mère et de mes frères, le silence accusateur de mon père... Je suis devenue un être immonde. Je me déteste, je déteste mon violeur, je déteste mon existence, je ne sais pas comment je vais survivre dans ce monde... », se livre avec peine cette victime meurtrie dans sa chair, son cœur et son esprit. Pour Hafida Lhbaili, actrice associative travaillant auparavant dans le centre d'écoute de l'Association Initiatives pour la protection des droits des femmes victimes de violence (IPDF), le cas de Nadia n'est pas unique. «On en recevait tous les jours. Des cas désolants de filles doublement victimes du viol et du rejet par les familles. Incapables de soutenir le regard accusateur de la société, croulant sous le poids de la honte, beaucoup de familles rejettent leurs propres filles considérées comme souillées», explique Hafida Lhbali. Blessée dans sa chair, souillée par une société qui l'incrimine autant que son violeur si ce n'est plus. « La victime du viol est considérée par la société comme la première responsable de son malheur », note Souad Tiali, professeur universitaire, juriste et membre du bureau central de l'IPDF. Hafsa Boutahar qui est au cœur de la tourmente actuellement, a lancé de son côté plusieurs cris d'indignation. Accusée d'entrainer le journaliste Omar Radi dans une affaire de viol, elle est férocement attaquée sur la toile et traitée comme étant la « coupable ». Pire, lle assure être victime de tentatives de manipulations et autres machinations pour la discréditer... ici et ailleurs. « Mediapart a essayé de me tromper et a mené des pratiques non-éthiques et non professionnelles, essayant de me faire croire qu'ils me soutiendraient dans mon cas et qu'ils soutiendraient les victimes de viol, juste pour que je réponde à leurs questions. Dans leur article, cependant, ils ont montré l'étendue de leur exploitation des victimes de viol, dans des affaires politiques cachées... », s'insurge-t-elle dans un tweet révolté. Exploitation, discrédit, remise en doute et accusations directes... c'est le lot des violées.
Souffrance multidimensionnelle
Pour Souad Tiali qui a côtoyé un bon nombre de victimes de viol lors de la préparation d'une étude sur le côté légal des affaires de viol, leur souffrance est en effet multidimensionnelle. « Ca englobe entre autre le côté psychique, social et légal. De nombreuses victimes, lorsqu'elles ont le courage d'aller porter plainte suite à leur agression, se trouvent confrontées à la grande problématique de prouver le viol », regrette la juriste. Une question de taille qui constitue, d'après les spécialistes, l'une des grandes problématiques de la loi marocaine concernant le crime du viol. «Il faut noter que la procédure judiciaire reste la même pour toute sorte de violences corporelles même si le viol est un crime spécial qui s'accomplit dans des conditions particulières et souvent loin des regards de tout témoin. En l'absence d'une section spécialisée et adaptée au niveau de la police judiciaire capable de prendre en charge ce genre d'affaires, les droits des victimes sont souvent bafoués », déplore la juriste.
Victimes / coupables
Pour Hafida Lhbaili, le premier supplice représenté par la procédure actuelle reste le fait d'être obligée de raconter les détails sordides de son agression, à des hommes lors de la déposition de la plainte. « Souvent ces hommes sont insensibles à son malheur et à son profond sentiment de honte. Parfois même le type de questions posées lors de l'interrogatoire est implicitement et même explicitement incriminant pour la victime », s'insurge Souad Tiali. Une attitude significative et représentative du regard de la société vis-à-vis des femmes violées : Des victimes/coupables. « De par mon travail au centre d'écoute, j'ai pu constater que la famille, les proches, l'entourage en général tiennent la femme violée pour responsable de ce qui lui est arrivé. « Tu l'as cherché » semble être le fond de leur pensée qu'ils ne tardent pas à traduire par une attitude méprisante, incriminante aboutissant au final à un rejet isolant et insoutenable émotionnellement par les victimes », analyse Hafida.
Tu l'as cherché !
Aucune compassion, aucune empathie envers celles qui sont considérées comme coupables de leur présence dans un espace propice au viol, de leur attrait physique qui a poussé le violeur à les agresser, de leur incapacité à se défendre, de leur relation avec le violeur si relation il y en a. « Dans tous les cas, elles sont les premières à blâmer et la loi en rajoute lorsque, dans certains cas, le viol est requalifié comme étant une affaire d'adultère ou de relations sexuelles hors mariage. Imaginez l'état des victimes devenues soudain des coupables aux yeux de la loi et de la société ! », se révolte Tiali. Un calvaire judiciaire doublé d'une lourde souffrance émotionnelle et d'un rejet sans pitié par les siens... les victimes vivent l'enfer. Certaines trouvent un semblant de salut aux centres d'écoute et autres centres d'accueil pour la réintégration socio-économique. Elles déjouent tant bien que mal l'engrenage infernal et tentent de se reconstituer une « vie normale » même si ça reste très rare. « 5% seulement des victimes y arrivent » comme l'affirme la chercheuse. Mais les autres, moins chanceuses et plus vulnérables, basculent progressivement dans la dépression en frôlant les limites dangereuses.
Destins brisés
Le cas de Aicha (pseudonyme à la demande de la concernée), est affligeant. Nous l'avons rencontrée au Centre multidisciplinaire Batha pour l'insertion des femmes en situation difficile. Devant nos questions pourtant délicatement posées, elle n'est pas arrivée à prononcer un seul mot. Tremblant comme une feuille, elle articule finalement une seule phrase : « J'étais violée dans la rue par un inconnu »... puis un silence tombal. Aucun autre mot ne sort plus de ses lèvres tremblantes. Succombant au lourd fardeau, ses épaules tombent encore plus et ses yeux fuient les regards pour se réfugier ailleurs... Impossible d'échapper à la détresse dégagée par cette boule de souffrance. « Pire encore que son viol, Aicha a du subir le rejet par sa propre famille suite à ce qui lui est arrivé. Elle s'est retrouvée du jour au lendemain dans la rue, complètement abandonnée ! Elle vient d'arriver au centre il y a quelques jours et elle sera suivie au plus près par notre psychiatre et accompagnée par nos assistantes sociales », rassure Fouzia Bekri, assistante sociale au centre Batha. « Nous constatons un bon nombre de disparitions, de tentatives et de suicides parmi les victimes ayant succombé à l'appel des sirènes en cherchant cette paix tant convoitée dans la mort», raconte Hafida Lhbaili. Si certaines y arrivent, d'autres sont sauvées in extremis. Mais ce sont des survivantes qui portent à jamais les cicatrices d'une guerre qui n'était pas la leur, des victimes condamnées pour un crime qu'elles n'ont pas commis et dont elles portent à jamais le stigmate. Double injustice !