Ecoutes téléphoniques illégales, invasion sans scrupule de la vie privée de quelques 4000 hommes et femmes connus ou anonymes, piratage de téléphone, usurpation d'identité, manipulation criminelle des informations… Le tout pour alimenter des journaux en scoops et vendre toujours plus de papier ! Stupéfait, le monde entier découvre que les pratiques journalistiques des tabloïds britanniques semblent sortir tout droit d'un mauvais feuilleton télévisé. En pire. C'est le très respecté quotidien anglais The Guardian qui a levé le voile sur une affaire qui est en train de désagréger l'un des plus grands empires médiatiques de la planète : le groupe transcontinental News Corp du magnat australien Rupert Murdoch, patron de la télévision ultra conservatrice Fox News et du Wall Street Journal aux Etats-Unis, du Times de Londres mais surtout des tabloïds New York Post ou des célèbres The Sun et News of The World (NoW), exemples inégalés d'une presse à sensation et populiste. Gordon Brown a fondu en larmes Tout était bon pour trouver des informations choc: en 2006, un détective privé piratait les messageries de plusieurs membres du personnel de Buckingham ; des centaines de journalistes en payaient un autre pour obtenir des casiers judiciaires, des dossiers fiscaux ou des relevés de banque. A des fins de publication. L'ex-Premier ministre Gordon Brown se souvient avoir «fondu en larmes» quand il a appris que son fils malade allait «être projeté sous les feux des médias». Une autre fois, c'est le portable d'une jeune fille assassinée qui avait été piraté… On pourrait multiplier à l'infini les exemples les plus glauques dans cette affaire qui a déjà entraîné la fermeture de NoW, l'arrestation - puis la libération sous caution - de Rebekah Brooks, la «reine des tabloïds» numéro deux du groupe Murdoch à Londres ainsi que la démission des numéros un et deux de Scotland Yard, la célèbre police britannique accusée d'avoir couvert un réseau de collusion avec la presse. Tout cela n'est pas nouveau même si le scandale éclate aujourd'hui. Interrogée par des parlementaires en 2003, Rebekah Brooks admettait: «il nous est arrivé dans le passé de payer la police pour avoir des informations». En réalité, certains policiers travaillaient directement pour le groupe Murdoch. Chaque jour, ce Watergate à l'anglaise fait apparaître de nouvelles connexions entre presse, police et politique en Grande-Bretagne. De là à penser que le peu d'empressement de Scotland Yard à enquêter sur ces pratiques était lié à ces connivences, il n'y a qu'un pas qu'il est difficile de ne pas franchir. Tribunal des pratiques journalistiques On est loin du fait divers, fut-il planétaire. Surtout quand le premier journaliste à avoir dénoncé ces turpitudes est retrouvé mort chez lui deux semaines après que le scandale a éclaté… On n'exclut pas en outre que l'affaire ait des retombées jusqu'aux Etats-Unis, des dirigeants importants du Parti Républicain appartenant au staff de Fox News… Ce n'est pas par hasard si le Premier ministre David Cameron, qui devait s'expliquer le 20 juillet devant la Chambre des Communes, a dû promettre des enquêtes pour «faire toute la lumière» sur ce scandale aux multiples ramifications. En réalité, tout cela ne se borne pas à révéler l'univers impitoyable du plus puissant groupe médiatique du monde et de Rupert Murdoch - 80 ans - également propriétaire de la Twentieh Century Fox et spécialiste de l'évasion fiscale en toute légalité grâce à un bataillon d'avocats internationaux et d'experts comptables. Le scandale New Corp est aussi «l'iceberg de la crise qui touche le métier», pour reprendre l'expression d'un biographe du magnat australien. La preuve ? Le Parlement britannique s'est transformé en véritable tribunal des pratiques journalistiques. Car c'est bien de cela qu'il s'agit en ces temps où le journalisme a définitivement perdu le monopole de l'information. A l'ère d'internet, de Twitter, FaceBook et autres réseaux sociaux, des TV par câble, les journaux comme les télévisions et les radios «traditionnels» sont devenus un petit bruit dans un vacarme ambiant. En dire toujours plus et plus vite N'importe quel évènement suscite instantanément une marée d'informations et de prises de positions après laquelle le journaliste court sans avoir vraiment le temps de vérifier ou d'analyser quoi que ce soit. C'est (partiellement) vrai pour les médias «sérieux». Mais ça l'est encore plus pour la presse à sensation. Confrontée à la concurrence des nouveaux médias auxquels tout le monde accède sans le moindre «filtre», cette presse de caniveau entend rester la formidable pompe à fric qu'elle est. Elle doit donc en dire toujours plus et plus vite. Le métier a dû s'adapter à ce flux d'informations incessant qui laisse peu de place à la spécialisation et exige de pouvoir produire pour n'importe quel type de média et de parler de tout sans connaissance approfondie de rien. Manque de temps, de spécialisation pour juger des faits et résister aux tsunami des informations et des pseudos informations : la presse est de plus en plus vulnérable à toutes les manipulations. D'autant qu'aujourd'hui les gouvernements, les entreprises, les ONG ont tous leurs «communicants» qui préparent, embellissent et fournissent les informations «clé en main». Il y a là de quoi tuer toute information rigoureuse et crédible. Et cela explique en partie les difficultés économiques d'une presse en laquelle on a tendance à ne plus croire. Cela vaut pour la Grande Bretagne et ses tabloïds mais aussi pour toute la planète. Trop d'informations tue l'information Certains verront une avancée de la démocratie dans cette information où la parole appartient à tout le monde et n'est plus le monopole de professionnels spécialisés. Le problème, c'est qu'en voulant combattre l'arrogance des puissants et «l'autoritarisme de l'information», on finit par tuer la notion même de recherche de la vérité et de l'éthique indispensable pour traiter l'information. Trop d'informations tue l'information et tout cela provoque une confusion générale et une incapacité à comprendre le monde. Le scandale Murdoch a révélé au grand jour qu'aujourd'hui tout est permis. N'importe quelle personnalité sait qu'elle va devoir passer à la machine à laver médiatique. La vie privée était la dernière frontière et elle est violée par les tabloïds et la presse de caniveau mais aussi par une «grande presse» qui ne veut pas être en reste. La bonne nouvelle, c'est que le système Murdoch s'effondre au point que son fondateur propose sans vergogne «d'indemniser les victimes». Le problème, c'est que la profession tout entière n'échappe pas à cette collusion sensationnalisme-argent-politique. Et c'est une très mauvaise nouvelle.