Chercheur insatiable doublé de praticien empathique, Pr Karim Fizazi est à l'origine de la découverte de thérapies innovantes qui ont, pour la première fois depuis des décennies, augmenté les chances de survie et redonné l'espoir d'une vie plus longue pour les patients. A l'âge de 57 ans, l'oncologue franco-marocain figure sur la liste « select » des 1000 scientifiques les plus cités dans le monde. Il est titulaire de l'ESMO award (2022) pour sa contribution exceptionnelle à la recherche sur le cancer de la prostate. Il a co-présidé le 7ème Congrès d'oncologie génito-urinaire qui s'est tenu les 31 janvier et 1 février à Fès à l'Initiative de l'association Chifae. Entretien L'Observateur du Maroc et d'Afrique : Avec un parcours scientifique exceptionnel, vous êtes une inspiration vivante, un modèle pour les jeunes oncologues au Maroc et ailleurs. Quelle est votre formule gagnante ? Pr Karim Fizazi : Vous allez me faire rougir (rires) ! Il y a toujours de la chance dans une carrière. Mais soyons clairs, de la chance mais surtout du travail et de la rigueur. C'est très important si on veut faire une bonne carrière. Malheureusement, parfois il s'agit aussi d'un sacrifice. Une belle carrière professionnelle et scientifique, ça veut dire beaucoup de travail sans rien faire d'autre. Les jeunes oncologues et médecins en général doivent le savoir : Une carrière brillante ça se forge, se construit à force d'efforts, d'abnégation et de sacrifice sachant qu'une fois de plus, la chance joue un rôle. Pour être un bon médecin, pour être un bon chercheur, il faut avoir un bon bagage. Il faut s'armer de savoir, beaucoup de savoir. En médecine, il faut du temps. Ce n'est pas pour rien qu'il y a six ans de médecine, puis un internat. Et puis plus important qu'apprendre, il faut comprendre. Les générations actuelles ont la chance de comprendre beaucoup plus de choses qu'à mon époque ou encore à l'époque de mes parents ou grands-parents. Ce qui rend la médecine par ailleurs bien plus intéressante. La deuxième chose qui est très importante dans cet exercice, c'est l'empathie pour les patients qui est évidemment d'une importance majeure. On peut être un médecin froid sur la réserve pour se protéger et c'est parfois important de se protéger vis-à-vis de la maladie et vis-à-vis de la mort. Mais je pense qu'il est vraiment important de donner de soi pour aider les gens à passer ce mauvais moment. Ce moment où on est malade, quelle qu'en soit l'issue. Lors de sa consécration par l'ESMO award en 2022 La troisième qualité majeure d'un médecin reste la rigueur intellectuelle. Il faut toujours se poser la question : Est-ce que je prends la bonne décision ? et essayer par la suite de challenger cette décision. Il faut toujours continuer à se former, à confronter son opinion à celle des autres, des collègues. A mon sens, cette qualité est extrêmement importante pour éviter de sauter sur une solution trop simple et toujours penser au patient. Les gens qui ont ces trois qualités, qui ont beaucoup appris et compris, qui sont empathiques et rigoureux, font de bons médecins et de bons chercheurs. De par votre expérience au niveau international, comment vous évaluez la prise en charge des cancers masculins au Maroc ? Au cours de ces 20 dernières années, je constate de très grands progrès dans la prise en charge des patients atteints de cancer, en général. Je parle toutefois selon ma vision de médecin qui ne travaille pas au Maroc. Ça reste un regard extérieur, avec toutes les réserves qu'il y a. Ceci dit je constate un réel progrès et d'importants efforts déployés ces 15 dernières années par le pouvoir pour équiper le Maroc en machines de radiothérapie, pour un accès aux médicaments les plus importants du cancer alors qu'ils sont parfois onéreux. Des avancées qui confirment qu'il y a eu une véritable volonté politique et une décision de fournir les moyens financiers nécessaires pour une meilleure prise en charge du cancer en général et pour donner accès aux soins aux patients. Mon souhait cependant c'est que cet effort s'inscrira dans la continuité. J'ai aussi l'impression que la formation des médecins marocains s'est clairement améliorée. Le Maroc a une aubaine qui est la féminisation de la médecine. Les femmes sont souvent plus rigoureuses que les hommes voire extrêmement rigoureuses et elles font souvent de bons médecins. Je le dis et j'en suis complètement persuadé. J'estime que la féminisation de la médecine est une chance pour cette discipline en général. Je vois de mes propres yeux comment les jeunes générations sont contentes d'apprendre et j'ai pu au fil des ans accompagner cette gourmandise d'apprendre, de se renouveler et de toujours s'améliorer. Pr Fizazi avec Pr Nawfal Mellas et Pr Karim Touijer lors du congrès d'oncologie à Fès C'est une énorme chance pour le pays. Je suis persuadé que ça contribuera à « produire » de très bons médecins et particulièrement de très bons cancérologues. Les cancers masculins en profitent également de cet essor permettant l'amélioration de la prise en charge des patients que ce soit le cancer de la prostate, de la vessie, du rein ou encore du testicule. Justement, parlons du cancer du testicule. Vous êtes à l'origine d'un protocole thérapeutique qui a bouleversé le traitement de ce cancer.... En fait c'était un travail collectif. Le cancer du testicule est le cancer de l'homme jeune le plus fréquent. Un homme de 20 à 30 ans, s'il doit développer un cancer, ce sera le plus souvent un cancer du testicule. Les formes localisées sont souvent guéries par la chirurgie, par l'ablation du testicule. Et au passage, je tiens à rassurer les hommes : On vit très bien avec un seul testicule. On reste un homme, on a toujours des érections et on peut avoir des bébés... Il y a en fait très peu de conséquences sur le cours normal de la vie des jeunes patients. Pour les patients qui ont des métastases, jusqu'aux années 70, ils étaient condamnés. Ils mouraient tous ! Une révolution qui remonte à très longtemps a eu lieu avec l'invention du Cisplatine (Chimiothérapie) qui a permis de passer de 0% de guérison à actuellement presque 100% de guérison. C'est évident que j'embellis et je simplifie un peu les choses, mais il certain que la donne a complètement changé dès les années 80. Mais il a fallu ensuite attendre plusieurs années pour continuer sur ces améliorations pour passer de 60% à 70% puis à 80% et 90% à l'heure actuelle. Cependant ce taux de guérison est réalisable à condition qu'on fasse bien les choses. Augmenter les chances de survie jusqu'à presque 90 % c'est extraordinaire. Comment peut-on y parvenir dans ce cas de figure ? Le traitement du cancer du testicule est une école de rigueur. Il faut traiter beaucoup de patients pour être bon, connaître beaucoup de situations individuelles et rares pour pouvoir synthétiser le savoir et l'expertise et guérir ces patients. Cette expertise ne s'apprend certainement pas en une heure de cours à la faculté de médecine. Il faut clairement une centralisation de la prise en charge de ces patients pour augmenter les chances de guérison de jeunes gens qui ont entre 20 ans et 30 ans. Ce n'est pas de la rigolade ! Si on ne les guérit pas, c'est une énorme perte. S'ils sont guéris, ils retrouvent l'espérance de vie normale de leur classe d'âge et vont vivre jusqu'à leurs 80 ans, soit 50 ans de plus. Cette centralisation a été expérimentée au Danemark avec deux hôpitaux spécialisés et en Angleterre avec une vingtaine d'hôpitaux. Résultat ? Un remarquable taux de guérison de plus de 90%. Le Maroc autant que la France, les Etats Unis et les autres pays du monde doivent prendre exemple. Je plaide pour la centralisation du traitement du cancer du testicule. Pour le Maroc, il faudrait probablement 10 à 15 centres avec des équipes spécialisées et bien rôdées pour couvrir l'ensemble du territoire marocain, pour recevoir les patients et sauver des jeunes vies. Ce n'est pas une grosse perte pour les collègues médecins s'ils ne traitent pas ces patients, s'ils les orientent vers ces centres. En revanche, pour le patient, s'il n'est pas bien traité, c'est une très grosse perte, il en va de sa survie.