Il y eut peu de monde à l'enterrement d'Ahmed Sefrioui, mort dans l'indifférence de presque tous. Nabyl Lahlou, artiste exubérant mais lucide, qui l'admirait fut révolté quand, sollicitant un responsable d'une revue pour publier un hommage à cette triste occasion s'est entendu répondre : « Sefrioui, c'est qui Ahmed Sefrioui ? » Cette indifférence qui continue à accompagner le personnage mais nullement l'œuvre est une énigme. Un biographe scrupuleux pourrait un jour nous révéler le secret de ce paradoxe. L'auteur le pressentait qui affirmait dans son dernier entretien à un A. Stouky exigeant mais bienveillant : « Combien même on ne s'intéresserait plus à la société marocaine, je suis sûr qu'on continuera à étudier mes livres pour le langage... ». C'est ce que fait Karima Yatribi dans sa remarquable étude. Je laisserai ses lecteurs découvrir les subtilités et l'originalité de son analyse, pour profiter de cette opportunité qui m'est offerte non pour refaire mon mea culpa, déjà clamé dans un des amphithéâtres de la faculté des lettres de Rabat, mais pour rendre enfin justice à un auteur « notoirement méconnu ». Ahmed Sefrioui me confiait qu'il avait été très attaqué, tout en sachant pertinemment que j'étais un de ceux qui avec A.Khatibi, A. Laabi l'avaient taxé de « folkloriste », « d'exotique », de réaliste « misérabiliste » et de « néocolonialiste ». Cherchait-il à transmettre un message à notre génération qui avait comme excuse d'être « prisonnière » des bouleversements de son temps, qui voulait que les œuvres soient des actes politiques, des actes de résistance, et d'engagement contre le joug de l'occupant. Ou cherchait-il justement et tout simplement à l'excuser et à lui dire qu'il ne la jugeait pas puisqu'il affirmait que ses violentes critiques étaient « compréhensibles car la Boite à merveilles paraissait à une époque où le tout le peuple marocain était plongé dans la lutte pour la libération ». Son œuvre en glorifiant le passé, en le magnifiant, en occultant la présence coloniale, celle de Driss Chraibi « Le passé simple » en entreprenant une déconstruction inopportune de ce même passé et d'une société en proie à une douloureuse gestation pouvaient paraître à des nationalistes militants des soutiens à la pérennité d'un protectorat combattu et honni. C'est ce que pouvaient laisser croire certaines déclarations d'Ahmed Sefrioui aussi maladroites que : « C'est vrai que la Boite à merveilles est située en dehors du colonialisme ». « J'ai décrit un milieu en médina de Fès. Les Français n'existaient pas... » Et « un livre doit être en dehors de l'actualité ». Toutefois était-ce si maladroit que cela ? Les Français existaient bien sûr, et A. Sefrioui le savait mieux que quiconque, qui les fréquentaient, mais le petit peuple qu'il décrivait était « attentif à des choses plus immédiates » et c'est cette immédiateté qu'il captait et restituait avec bonheur. Ce qui l'intéressait au fond c'était le style, le « bien écrire », le langage et la survie d'un texte par l'esthétique. « Bien écrire garantit la pérennité d'un texte » disait-il. A. Kilito, fin lettré, et analyste talentueux de cette littérature a intitulé un de ces textes « Sefrioui, le magicien ». Et M. Leftah que je considère comme un des héritiers les plus inattendus d'Ahmed Sefrioui, a choisi de parler de cet auteur « ... sous le signe du merveilleux ». On peut dire d'Ahmed Sefrioui ce que Jean Dutourd disait de Balzac « Si on le relit de dix ans en dix ans on comprend diverses choses que l'auteur avait voilées et qu'on ne soupçonnait pas quand on était jeune », nous précisant qu'on « ne juge avec sérénité qu'un écrivain mort, depuis trente ou quarante ans ». Ahmed Sefrioui n'est mort que depuis une dizaine d'années et son œuvre est pourtant abordée avec sérénité par Karima Yatribi, avec aussi un dévouement et une fidélité émouvantes.Ce que nous n'avons pas vu et que Karima Yatribi nous dévoile est que la force de cette œuvre réside dans la simplicité du style, et sa spiritualité.Je ne parle pas de la mystique qui court dans tous les textes de cet auteur qui déclarait qu'il était très religieux en dépit des apparences. Je fais allusion à cette facilité toute aérienne qui caractérise la phrase d'A. Sefrioui. Cette facilité est ce qu'on qualifie dans la stylistique en langue arabe Je n'ai pas trouvé de traduction satisfaisante à cette expression mais j'ai trouvé ce qui s'y rapprochait le plus : une allusion de Jean Dutourd dans sa chronique à propos de l'écrivain Marcel Showb. Il rappelait que le critique Rémy de Gourmont disait que « Le génie particulier de cet auteur est une sorte de facilité « effroyablement complexe ». Je n'emploierai pas l'adverbe « effroyable » pour A. Sefrioui mais je n'hésiterai pas à affirmer qu'il était devenu ce qu'on appelle un classique parce que cette facilité rendait vrai tout ce qu'il décrivait et que cette vérité était non seulement d'un réalisme saisissant, mais recelait la vérité d'une beauté intérieure dissimulée sous une simplicité apparemment trompeuse. Il était fier que des instituteurs aient choisi les passages de son œuvre, comme dictées pour les jeunes esprits dont ils avaient la charge. En ce temps là, cette fierté me paraissait quelque peu désuète, de la part d'un écrivain que l'on « réifiait» ainsi dans des anthologies. Aujourd'hui, cela est d'une impérieuse nécessité pour donner à ces mêmes esprits un exemple définitif et nécessaire du « comment écrire » dans le désastre linguistique ambiant.