L'abbé Dinouart écrivit cet essai en 1771, qui sera plusieurs fois réédité. L'auteur avait été adversaire acharné de la philosophie des lumières. L'intérêt de son opuscule ne réside pas dans cet acharnement, quoique cette dimension pourrait éclairer le lecteur sur l'ampleur des résistances de la société française du XVIIIème siècle aux idées nouvelles et émancipatrices, mais dans on démontage de l'art de se taire et dans on éloge du silence. Le titre complet de ce petit livre de moins d'une centaine de pages est : « L'art de se taire, principalement en matière de religion » et ce titre est d'une actualité surprenante. Ne lisons-nous pas de nos jours tellement de dissertations en matière de religion que cette invasion de commentaires obscurcit toute compréhension du texte fondateur ? Cette inflation envahit aussi bien le religieux, que le politique, l'économique que l'artistique et que le culturel. Il y a comme une « démangeaison » (l'expression est de cet auteur) du dire et de l'écrire. Alors que « le premier degré de la sagesse est de savoir se taire, le second est de savoir parler peu, et de se modérer dans le discours, le troisième est de savoir beaucoup parler, sans parler mal et sans trop parler, alors que le silence est une composante fondamentale de l'éloquence ». Invite-t-il à une pédagogie du silence, à « une discipline de la réserve », à « un art de la réticence ». Sans doute, quand il écrit : « On ne sait jamais parler qu'on ait appris auparavant à se taire ». Le pouvoir des mots et leur puissance sont tels qu'ils peuvent provoquer ravage, désolation et anarchie. Si les souvenirs de mes lectures sont encore vivaces c'est bien Victor Hugo qui a intitulé un de ses poèmes « Le mot » et que, porté par la rumeur qui s'enflait au fur et à mesure qu'il était répété, ce mot là ira jusqu'à blesser mortellement à la fin du poème celui auquel il était destiné. On ne mesure pas assez cette force des expressions et les manieurs de mots le savent bien qui n'oublient pas que le « J'accuse » d'Emile Zola a fait pencher l'opinion publique en faveur du capitaine Dreyfus condamné injustement par le tribunal et cette même opinion publique. C'est pourquoi « il faut ainsi faire taire le langage. Mais à l'inverse il faut faire parler le silence ». Exercice particulièrement difficile quand de nos jours aucune éthique du silence ne vient dépassionner les débats sur les questions de société, et « qu'une étrange maladie » de parler et d'écrire s'empare de beaucoup qui n'ont rien à dire. Une phrase illustrerait l'analyse de Dinouart : « on ne doit cesser de se taire que quand on a quelque chose à dire qui vaut mieux que le silence ». Dans le domaine de la littérature par exemple il y a « une passion de devenir auteur, un emportement à écrire » et comme l'affirme Dinouart « Etre lisible, c'est désormais être visible ». Et c'est Narcisse écrivain ou poète qui chante sa contemplation de lui-même. Le « Je » amoureux du « Je » en quelque sorte. Il m'est arrivé d'assister à une lecture de poèmes, les vers étaient d'une platitude déprimante mais le poète, je devrai dire poétesse se pâmait seule avec elle-même devant une assistance étonnée par tant d'arrogance et de suffisance. On ne peut s'enorgueillir d'être écrivain, auteur ou poète, car c'est la postérité qui réserve ce statut à ceux qu'elle élit. Il y a un art où le silence semble être de règle, c'est celui de la peinture. L'inflation des expositions révèle plus une impuissance esthétique à se dire par les mots et le langage que l'émergence d'un véritable art de peindre. Faudrait-il pour autant se taire ? Si les circonstances le recommandent, certes, parce que le silence devient une réponse assourdissante à ceux qui parlent trop, écrivent trop et vite et oublient que la sagesse populaire enseigne que les imprudents en paroles sont aussi imprudents et coupables en actes. Mais c'est toujours à l'éducation que l'on revient. Si j'étais encore enseignant et que je devais faire un cours à mes étudiants, sur la langue maternelle, je disserterais sur le « Lapsus » de Samuel Beckett, qui de langue maternelle anglaise, s'est mis à un moment particulier de sa vie, à n'écrire qu'en langue française ; il répondait avec impatience à quelqu'un « qui l'interrogeait sur le fait qu'il s'est mis à écrire exclusivement dans cette langue étrangère, que sa langue maternelle était le silence ». Faisons cette dissertation ensemble, et essayons de comprendre « le lapsus » de ce prix Nobel de littérature pour qui la puissance des mots, s'exerce dans leurs rareté, non dans leur profusion. Le proverbe latin : « Scripta manent » « les écrits restent » ; « verba volant » « les paroles s'envolent » n'est plus vrai. De nos jours, les mots ont leur part d'éternité. Comme, sans doute, le silence aussi.