Ceci est un hommage à un homme que j'ai connu il y a une dizaine d'années, que j'ai apprécié pour son ouverture d'esprit, sa précision des choses et d'autres qualités qui m'ont inspiré ce papier dont le contenu s'adapte à notre actualité : L'homme était silencieux, discret, sage, posé, concentré, évitait la confrontation, croyait en la progressivité des réformes, voyait loin sans se précipiter... Un homme-référence en matière de maîtrise de soi en société, une qualité que, jeunes et moins jeunes, devraient développer en ces temps de «démangeaison» du Dire, en cette époque d'une «étrange maladie» de parler qui s'empare de beaucoup qui n'ont rien à dire, un art de la controverse, l'art qu'utilisent tous ceux qui veulent avoir raison... Ssi Abdallah Baha, lui, possédait l'Art de la Bonne Contenance (on dirait couramment l'art de tourner sept fois la langue dans sa bouche avant de parler...). C'était un Sage, sachant que selon les anciens, le «premier degré de la sagesse est de savoir se taire, le second est de savoir parler peu et de se modérer dans le discours, le troisième est de savoir beaucoup parler, sans parler mal et sans trop parler, alors que le silence est une composante fondamentale de l'éloquence. Une pédagogie du silence, ou une «discipline de la réserve», un «Art de la réticence». Hors de cette discipline, parler devient dangereux. Le pouvoir des mots et leur puissance sont tels qu'ils peuvent provoquer ravage, désolation et anarchie. Victor Hugo disait : «Jeunes gens, prenez garde aux choses que vous dites. Tout peut sortir d'un mot qu'en passant vous perdîtes. Tout, la haine et le deuil ! - Et ne m'objectez pas que vos amis sont sûrs et que vous parlez bas...». Hugo a intitulé un de ses poèmes «le Mot » et que, porté par la rumeur qui s'enflait au fur et à mesure qu'il était répété, ce mot là ira jusqu'à blesser mortellement à la fin du poème celui auquel il était destiné. On ne mesure pas assez cette force des expressions et les manieurs de mots le savent bien et n'oublient pas que le «J'accuse» d'Emile Zola a fait pencher l'opinion publique en faveur du capitaine Dreyfus condamné injustement par le tribunal et par cette même opinion publique. C'est pourquoi, il faut ainsi «faire taire le langage», mais à l'inverse, il faut «faire parler le silence». Exercice particulièrement difficile quand de nos jours aucune éthique du silence ne vient dépassionner les débats sur les questions de société. On ne doit «cesser de se taire que quand on a quelque chose à dire qui vaut mieux que le silence». Se taire ? Si les circonstances le recommandent, certes, parce que le silence devient une réponse assourdissante à ceux qui parlent trop et oublient que la sagesse populaire enseigne que les imprudents en paroles sont aussi imprudents et coupables en actes. Mais c'est toujours à l'éducation que l'on revient : les enseignants devraient faire étudier le «Lapsus» de Samuel Beckett, qui de langue maternelle anglaise, s'est mis à un moment particulier de sa vie, à n'écrire qu'en langue française ! A quelqu'un qui l'interrogeait sur le fait qu'il s'était mis à écrire exclusivement dans cette langue étrangère, Beckett répondit avec impatience, que «sa langue maternelle était le silence». Faisons cet exercice ensemble, et essayons de comprendre «le lapsus» de ce prix Nobel de littérature pour qui la puissance des mots, s'exerce dans leur rareté, non dans leur profusion. De nos jours, Il y a nécessité d'une nouvelle gouvernance, celle d'une «Gouvernance du Langage» : Gouverner sa langue pour éviter les écarts de langage... Certes, les mots ont leur part d'éternité, le silence aussi. J.A.T. Dinouart avait écrit en 1771 que «quand on a une chose importante à dire, on doit y faire une attention particulière: il faut se la dire à soi même, et après cette précaution, se la redire, de crainte qu'on ait sujet de se repentir, lorsqu'on n'est plus le maître de retenir ce qu'on a déclaré». S'il s'agit de «garder un secret, on ne peut trop se taire; le silence est alors une des choses dans lesquelles il n'y a point ordinairement d'excès à craindre...» . La personnalité discrète et silencieuse de Ssi Abdallah Baha nous enseigne que la réserve nécessaire pour bien garder le silence dans la conduite ordinaire de la vie et encore plus dans la conduite de l'Action Publique, n'est pas une moindre vertu, que l'habileté et l'application à bien parler... le silence du sage vaut peut être quelquefois mieux que le raisonnement du philosophe... l'Homme ne «se possède plus que dans le silence : hors de là, il semble se répandre hors de lui même, et de se dissiper par le discours, de sorte qu'il est moins à soi, qu'aux autres». La façon de se taire de Ssi Abdallah ne signifiait pas fermer son coeur, sa discrétion n'en faisait pas quelqu'un de sombre. Au contraire, l'homme n'attendait pas que les gens viennent à lui, il allait vers eux. C'était l'homme de l'ouverture, de la conciliation et de la médiation... Mais croyait fermement qu'il y avait un temps pour se taire comme il y a un temps pour parler... Un proverbe arabe dit : «Sur l'arbre du silence pendent les fruits de la paix». Paix sur Ssi Abdallah.