A trop vouloir bien faire, le ministre pressé a peut-être gaffé. Peut-être retiendra-t-on de 2010 que ce fut l'année où le football, sport des masses par excellence, bascula entièrement dans le business. Quand un pays comme le Qatar arrose à tout va pour se payer une Coupe du monde (2022), on se dit qu'un cap est franchi. Partout, les transferts records défraient les chroniques. Le Qatar, encore lui, déboursera la bagatelle de 170 millions de dollars au FC Barcelone afin que Lionel Messi et consorts ratissent la pelouse du Camp Nou avec l'inscription «Qatar Foundation» sur leurs maillots. La frénésie du fric-football est une déferlante qui, par effet de contagion, se répand aux quatre coins de la planète. Le Maroc n'est pas en reste. Chez nous, le foot-business est cristallisé par un homme : Moncef Belkhayat. Diplômé de l'ISCAE (Institut Supérieur de Commerce et d'Administration des Entreprises), fort d'une carrière fulgurante dans le privé (Procter and Gamble, Finance.com, Méditel), le ministre de la Jeunesse et des Sports importe les recettes qui ont fait son succès dans le privé, le menant vers la fonction publique. Son dernier temps fort, l'inauguration en grande pompe du stade de Marrakech, le premier d'une triplette (Tanger, Agadir, en plus du stade susmentionné). Feux d'artifice, défilé d'anciennes gloires, cocktail pour VIP‘s, loges flambant neuves, le ministre n'a reculé devant aucun faste pour catapulter la gestion du football national de son moyen-âge actuel, à une dimension toute de monnaie sonnante et trébuchante. La réformite aigue de ce néo-ministre RNIste en décoiffe plus d'un. Selon un ancien proche de Belkhyat, ce dernier serait « inscrit dans une dynamique effrénée, lui faisant parfois confondre vitesse et précipitation ». Son parcours est, de ce point de vue, jalonné de petites entorses à l'orthodoxie. Fin chantre du « management by objective», le ministre frais émoulu, a l'idée, fin 2009, de vendre certains biens, jugés superflus, du ministère afin de financer une série de projets à valeur ajoutée. Epinglé par l'USFP pour braderie du patrimoine ministériel, il déterre, in extremis, une circulaire émise par Fathallah Ouallalou, alors trésorier du royaume, dans laquelle il valide ce genre d'initiative. Jamais là où on l'attend Belkhayat bouscule l'ordre établi. Il rassemble les fédérations sportives et s'immisce un peu trop dans leur mode de gestion. Cela lui vaut quelques récriminations en sous-main. Pas découragé pour un sou, il peaufine une vision tripolaire : qualifier les Lions de l'Atlas à un rendez-vous footballistique majeur, professionnaliser la Botola et doter le pays de stades dignes de ce nom. Vaste programme. D'autant que son maroquin est un des plus périlleux du royaume. Son prédécesseur, Nawal El Moutawakkel, pourtant auréolée d'une légitimité de légende sportive, n'y aura fait qu'une brève apparition (19 mois). Lui, compense sa méconnaissance du sport par une gestion à l'anglo-saxonne. Le prix pour voir un match = 1 kilo de viande Retour à Marrakech. Tandis qu'on siffle l'entame du match opposant le WAC au PSG, un rapide regard vers les loges VIP, enluminés de lambris, ceints d'écrans plasma et garnis en buffets divers, dégage un genre d'arrogance, une obsession du fric. Qu'importe les résultats des matchs, le sport n'est plus qu'un prétexte. Voyez plutôt. Ce qui n'était supposé être qu'un lancement de stade, s'est avéré un extraordinaire gisement de profits. Les recettes, somme de revenus issues de la vente des billets, de l'apport des sponsors, de l'abonnement aux loges, de l'affichage et des pubs TV, a généré la coquette somme de 11 millions de dirhams. A l'inverse, le budget alloué aux préparatifs a constitué un peu moins de 10 millions de DH. Petit calcul mental. L'événement, qui aura déplacé plus de 350 journalistes et 35 000 spectateurs, score près de 900 000 DH de marge bénéficiaire. Belle opération de com' doublée d'une ardoise excédentaire. Telle est la magie Belkhayat. La rentabilité, le win-win et l'optimisation, la triplette ministérielle de la gagne. Las, le luxe a un coût. Un milliard de dirhams pour le contribuable mais, et c'est probablement plus grave, une fourchette de 50 à 500 dirhams le ticket pour les aficionados du ballon rond. « Nous voulons réconcilier les familles avec les stades en y instaurant un climat sain » se justifie Belkhayat. A ce prix, il risque de flotter du Chanel 5 dans les gradins. En Angleterre, lors des années Thatcher, on augmentât sensiblement le prix des billets pour les matchs de la Premiere League. Conséquence : vingt-cinq ans plus tard, l'inflation est telle que certains billets s'arrachent à plus de 15 000 DH au marché noir. Le pauvre supporter de base est définitivement radié des gradins. Le football, inventé par des Anglais, devint brusquement inabordable pour son cœur de cible, la classe laborieuse. Ici, où l'on va souvent au match, qui pour fuir une réalité sordide, qui pour évacuer une frustration liée à un avenir bouché, le cocktail 500 DH le siège, loges VIP discriminante, n'est-il pas un brin too much ? Dans un pays où le revenu moyen par habitant est de 2000 dirhams, n'est-ce pas une mesure sectaire que d'égaliser le prix d'une rencontre sportive à celui d'1 kilo de viande ? De ce point de vue, les fanatiques du Kawkab de Marrakech se verront très bientôt confrontés à la doctrine hyper libérale de Belkhayat. La Sonarges, (Société nationale de réalisation et de gestion des stades), entité dépendante du ministère de la Jeunesse et des Sports, jouant le rôle de plateforme d'encadrement commerciale des stades de Marrakech, Agadir, Tanger, vient d'annexer le KACM et bientôt une longue liste de clubs désireux de booster leur recettes. En gros, la société de gestion, présidée par Khalil Benabdellah, s'occupera de la billetterie, du sponsoring et de l'affichage publicitaire moyennant une ponction de 15 % sur le total des revenus générés par le club. Le topo est certes séduisant. Or le schéma comptable est loin de prendre en compte une réalité plutôt désagréable. Les supporters du KACM ou de tout autre club de D 1, sont, globalement, incapables de débourser 50 DH les 90 minutes de jeu. La charrue avant les bœufs Comme toute entité appartenant au secteur public, la Sonarges négocie un budget avec le ministère de l'Economie et des Finances. Ce budget est prévu dans la loi de finances, laquelle est amendée puis approuvée par la représentation populaire, en d'autres termes le Parlement et la Chambre des conseillers. Si, dans l'avenir, les enceintes sportives high-tech de la Sonarges peinent à drainer suffisamment de spectateurs pour atteindre une masse critique, il faudra négocier des rallonges de budgets auprès du Trésor. Or, passée l'euphorie des grands lancements ostentatoires, viendront la froide logique des chiffres et les rigueurs de l'arbitrage arithmétique. Comment peut-on être sûr que, confrontée à un casse-tête d'allocation budgétaire, la direction des finances, n'opte, dans le cadre du partage des ressources, vers des projets plus essentiels : rames de TGV, projets liés à l'INDH, grands travaux structurants : autoroutes, logements sociaux…Caisse de compensation. Car à la vérité, le défi est grand. Remplir quatre complexes multifonctionnels 365 jours sur 365, ameuter les mécènes, multiplier les concerts «payants», empiler les team-buildings, les dîners d'entreprise, les visites touristiques, les séminaires, les foires, rentabiliser encore est toujours. Une gageure ! «En prenant le pari de se constituer en entité visant, par la marge, l'autonomie financière, la Sonarges prend en réalité un gros risque financier », souligne un expert en management sportif, « Leur stratégie poursuit-il, tend à favoriser une clientèle élitiste au sacrifice d'une base très large de supporters dédiés à leur équipe, mais dont, la seule tare est de manquer de moyens. » Un ex-cadre du ministère de tutelle prédit, lui, une détérioration graduelle des stades Sonarges. Arguant qu'à terme, lorsque les recettes décrocheront par rapport aux charges de maintenance, les joyaux de Belkhayat connaîtront le même sort que tout autre stade géré par la ville ou la commune : la dégradation. «En fait, précise-t-il, l'équation est simple. L'offre Sonarges consiste à bâtir un business plan solvable sur le dos de spectateurs aisés. Or, ces derniers se caractérisent par deux inconvénients majeurs. Un, c'est une communauté limitée dans le nombre ; et deux, c'est un fait, la Botola ne les accroche pas tant que ça.» On a ainsi mis la charrue avant les bœufs. N'aurait-il pas fallu attendre la professionnalisation du sport-roi pour tenter d'en extraire de si hauts niveaux de rentabilité ? Visiblement non. Interrogé sur sa lecture personnelle de l'inauguration, le ministre de la Jeunesse et des Sports décoche : « Côté organisation, cet événement a démontré que nous pouvions relever tous les défis ». Et d'ajouter : « Je pense que le Maroc est arrivé au stade de la perfection (…) je peux vous dire qu'aujourd'hui, nous sommes largement à même de briguer l'organisation d'une CAN 2015-2017». La CAN : une obsession. A l'instar du Qatar dont les stades climatisés seront détruits une fois le rideau levé sur la compétition en 2022, il apparaît, selon un observateur, que «ces monuments érigés à la gloire de l'argent ont pour but unique de valoriser la candidature du Maroc». Plus d'égalité devant le ballon rond Quid du supporter de base ? Quel sort lui réserve la politique de Belkhayat ? Sous prétexte d'assainir les ambiances dans les travées des stades, on risque de s'aliéner ceux, pour qui, le foot est bien plus encore qu'un simple passe temps. «De la même manière que le pain, le sucre et le gaz, souligne un sociologue politique, le football est un divertissement de première nécessité.» Comprenez que ce sport, d'essence populaire, participe d'une certaine paix sociale. En destinant l'offre Sonarges à un segment de clientèle élitiste, n'a-t-on pas donné naissance à un football à double vitesse, fruit d'une vision inégalitaire ? Muni d'un arsenal langagier issu d'une école de commerce parisienne, M. Benabdallah, DG de Sonarges, semble avoir refoulé la problématique. Selon lui, l'entité qu'il préside, palliera les porosités gestionnaires des patrons de club. Dans une interview accordée au bimensuel sportif Al Maw'id al Riadi, M.Benabdallah, il donne un exemple édifiant du vent d'efficacité que soufflera la Sonarges : « Je discutais avec un président de club qui se plaignait de n'avoir pu facturer que 6000 tickets sur un total de 30 000 spectateurs. Avec notre système de billets numérotés, nous allons couper court à ces anomalies». Spartiate ! La guerre est donc déclarée aux petits resquilleurs. Cette horde de sans-grade pour qui le foot, hier une quasi-religion, est aujourd'hui devenu une affaire de gros sous, de recettes et de numérotation. Auparavant, pour assister à un match, on compensait le manque de moyens par un système complexe de solidarité, d'aveuglement volontaire des autorités, de petits renvois d'ascenseurs. Désormais, sous l'impulsion de Belkhayat, l'égalité devant le ballon rond n'est plus qu'une chimère. Comme il a fallu s'abonner à Al Jazeera Sport pour se rincer les mirettes devant les matchs de Coupe du monde, le peuple, soumis à la marchandisation des stades, est à présent tenu de miser gros pour soutenir son équipe locale. A trop vouloir lutter contre les manque à gagner, l'outil de facturation Sonarges réussira probablement l'exploit de séparer les masses de leur opium favori. Attention aux repercussions! Réda Dalil (Le Temps)