Sur le canevas d'une révolte légitime, une tache parasitaire se tape désormais l'incruste. Les demandes d'amitié s'entassent sur la page Facebook de Karim Tazi. De manifestation en manifestation, l'industriel volubile se taille une réputation de pourfendeurs des torts. Sa gouaille révolutionnaire couplée à une aisance certaine dans la schématisation des tares du makhzen en font un puissant porte-voix du mal-être populaire. Ses cueillettes journalistiques se font de plus en plus fréquentes. Le Monde, Le Nouvel Observateur s'arrachent les perles de sagesse guévariste qu'ils distillent entre deux rendez-vous d'affaires. En l'espace d'un mois, il devient l'opposant bling-bling préféré de la presse internationale. Et pour cause, l'impétrant a de quoi fasciner. Fans de paradoxe, d'inversion sémantique et de symbolique originale, avec Karim Tazi, vous êtes servis. De prime abord, l'industriel n'a rien d'une tête brûlée. Ayant fait ses gammes dans la trinité de l'excellence (Lyautey, Sorbonne et la très BCBG Wharton Business School), il se coule naturellement dans le moule de l'hérédité aristocratique. Point de «hogra» ni d'exclusion sociale dans le parcours du Sieur Tazi, dont le déterminisme familial le prédestine à une existence douillette. Elite ! Vous avez dit élite ? Empereur de la literie haut de gamme (Ach Ikoun Hada ? Richbond a Madame), il veille à l'expansion d'une holding tentaculaire (Simmons, Simec/Atlas Plastic, Baltimar) sans jamais se dépareiller d'une fibre associative, legs d'une maman, Touria Tazi, avant-gardiste dans l'entraide sociale. Lorsqu'il crée la banque alimentaire, on l'auréole d'une vista de bon samaritain. C'est le limier des affaires au grand cœur. Le Ying et le Yang faits homme. Février 2004, Al Hoceima s'ébranle, conséquence d'un séisme brutal. Karim Tazi vole au secours des sinistrés. Sa banque alimentaire supplée les maladresses logistiques d'un Makhzen englué dans son habituelle léthargie. Son pragmatisme plaît en haut lieu. L'Ex-premier Ministre Driss Jettou tombe sous le charme lorsque M. Tazi tente et réussit la gageure de lever 4 millions de dirhams pour renflouer 50 projets associatifs. Tazi parade. Ses multiples casquettes épaississent un réseau d'influence déjà bien garni. A la tête de l'AMITH (Association marocaine des industries du textile et de l'habillement) entre 2005 et 2007, il casse sa boîte à idées pour revivifier un secteur déchiqueté par la concurrence asiatique. Ses diagnostics sont lucides, ses analyses probantes. Las, le passage à l'acte est tatillon, mais qu'importe, Karim Tazi s'offre un boulevard médiatique. Ses portraits pullulent dans les colonnes d'une presse enamourée par sa fringance, son parler franc et décomplexé. Vient le printemps arabe. M. Tazi flaire le filon. Il sera de ces intellectuels et hommes d'affaires qui, le temps d'une table ronde organisée par Akhbar Al Yaoum, défrayeront la chronique. Flanqué de Nabil Ayouch et autres Jaâfar Hassoun, il théorisera sur la prédation affairiste de l'entourage royal, la décrépitude de la morale politicienne, entre autres joyeusetés. Pour lui, le Maroc se trouve aux abords de l'implosion. La contagion à l'époque, tant redoutée, n'est autre qu'une réalité imminente. L'avenir corroborera son intuition. Eureka ! Le 20 février sanctifie sa doctrine. Le peuple crie «Dégage» à l'unisson et Karim Tazi exulte. Ayant lâché la proie pour l'ombre, l'industriel ne pouvait pas espérer meilleur développement de la situation. En moins de temps qu'il ne faut pour tourner une mayonnaise, ses prises de positions anars pénètrent le Mainstream. La culture dominante, c'est lui. Tous s'accordent désormais sur l'impéritie de la justice, la gloutonnerie mercantile du secrétaire particulier du Roi, la féodalité partisane de Fouad Ali Al Himma. La rue, les jeunes, les laissés-pour-compte, les déshérités font écho à ses remontrances à l'égard du système. Alors, ni une ni deux, M. Tazi s'active. On le voit battant le pavé à Casablanca, scandant des slogans, se mêlant au bon peuple éploré. Mettre la pression sur le système, multiplier les expressions de ras-le-bol, faire figure de mégaphone médiatique à un mouvement inexpérimenté, tels sont les desseins qu'il se fixe. Et, dans cet exercice, son brio fait un malheur. On n'ouvre plus un tabloïd sans tomber sur une de ses interviews. Ses chroniques sur Tel Quel, Goud.ma et Lakome se dévorent, s'impriment et se distribuent. Désormais roi du click frondeur, ses opinions deviennent d'or. Cannibalisation médiatique ! A mesure que les revendications se cristallisent, les coups de boutoir de M. Tazi gagnent en audace. Le 9 mars, Mohammed VI déclame un discours historique, fixant un nouveau cap constitutionnel articulé autour de sept piliers. M. Tazi prend acte mais n'en démord pas. Tandis que M. Ayouch, M. Chaabi mettent de l'eau dans leur vin, il concocte le principe de «vigilance citoyenne» dont il tentera d'expliciter l'acception dans une longue tribune publiée par nos confrères de TelQuel. Il ne lâche ni la jeunesse ni les micros toujours plus nombreux de la presse internationale. Son mantra est aussi immuable que chiraquien : «Les promesses n'engagent que ceux qui les reçoivent». Il entame alors une blitzkrieg truculente sur la communication du mouvement. Ses «hits» dans les médias éclaboussent les véritables porte-parole du 20 février. Balayé Oussama, «Ché de Salé», Oussama El Khlifi, atomisé Najib Chaouki. Faites place, car Tazi is in «Da house». Le parfait client. Celui dont on pourrait penser que l'enrichissement est tributaire du système actuel, mord la main de son maître. Riche mais non moins rebelle, la dichotomie est très vendeuse et les journalistes français ne s'y trompent pas. A quoi bon donner la parole à un jeune débraillé si typique des hordes tunisiennes et égyptiennes, lorsqu'on peut s'abreuver à la source d'un révolté caviar droit dans ses Westons et charismatique s'il en fut. Raz-de-marée. Au portillon de M. Tazi les reporters jouent des coudes. Morceaux choisis. Au Monde, il s'enflamme : «La revendication démocratique, c'est d'abord le rejet d'une gouvernance avec son cortège de corruption», mais encore, «Les promesses de réformes ont été formulées dans le passé et sont restées sans suite, les gestes tardent». Peu importe qu'on ait donné trois petits mois à la commission consultative pour proposer des pistes de réformes constitutionnelles, M. Tazi se love dans «l'impationnisme», quitte à risquer l'impasse politique. Passons. Dans Le Nouvel Observateur, celui qu'on décrit, avec, (sait-on jamais ?) une pointe de sarcasme, de [patron non conformiste qui fonda la banque alimentaire du Maroc et déteste ceux qui trichent avec les règles du jeu capitaliste, au point d'avoir choisi le ragtime de «l'arnaque» comme sonnerie de son téléphone mobile), jette le bébé système avec l'eau du bain makhzen. Les députés en prennent pour leur grade : «inefficaces et opportunistes». L'Etat n'en ressort pas indemne : «Ce qui me choque, c'est l'absence d'Etat de droit, l'opacité qui protège le Makhzen». Le rémora, ce petit poisson ! Au moment où d'aucuns craignent la récupération politique du 20 février par Al Adl Wa Al Ihssane, les gauchos extrémistes, voire les chabibats PJDistes et USFPéistes, nul ne se préoccupe de la confiscation médiatique du mouv' par Karim Tazi. Pourtant, insidieusement, la confiscation a pris forme. Tandis que, mélange de sang et de sueur, creuset humain de paupérisation et de tristes batailles avec la «hogra» quotidienne, le peuple use ses poumons sur l'asphalte du royaume, du haut de la chaîne industrialo-financière, M. Tazi, un rémora-cacique assumé, interprète le désespoir de la base dans une faconde un-tiers-mondiste deux-tiers-mondaine. Quel paradoxe seriez-vous tentés de penser ! Et ô combien raison auriez-vous ! Réda Dalil Lyrique ! Comme si… «Quand la parole se libère, cela prouve que, juste avant, elle n'était pas encore libre (…) On refuse à l'ICPC les moyens (…) de s'acquitter de sa titanesque mission : c'est comme si Jupiter avait cyniquement demandé à Hercule de nettoyer les écuries d'Augias… avec une lingette démaquillante.» Analogique ! Chiffres et audimat «Les chiffres astronomiques qu'atteignent les vidéos de M.Aliouine (MRE corrosif à l'égard du système) alias Moroccan Man, ridiculisent ceux de la presse écrite et rivalisent avec l'audience des chaînes publiques nationales au discours convenu.» Préventif ! Nécessaire réforme «Pourquoi le Mouvement du 20 février n'est-il pas encore totalement convaincu ? Parce que le souverain a consacré plusieurs discours à la nécessaire réforme de la justice (…), le tout, en vain !» La proverbiale monarchie parlementaire abrite une multitude de nuances qu'il serait bien venu de clarifier. Pour un arbitrage régalien Peut-on parler de récupération politique du 20 février ? C'est en effet une problématique essentielle. La confluence de mouvements, aussi idéologiquement opposés, s'érige sur l'évidence des revendications. Liberté d'expression, lutte contre la corruption et émancipation démocratique, telles sont schématiquement les revendications de la jeunesse. Or, il s'agit là d'un terreau de demandes classiques, aptes à fédérer les orientations les plus antinomiques. Toutefois, les agendas qui se dégagent en filigrane sont d'une toute autre nature. Al Adl Wa Al Ihssane est une secte qui emperle les visions extatiques en attendant que le néo-mahdisme donne le coup le sifflet de départ, et, de son côté, la gauche radicale mue par une chimère révolutionnaire anachronique, continue de rêver au grand soir socialiste. Les deux mouvements développent des discours absolutistes, l'un attaché à la prééminence de l'immaculée Oumma, l'autr, dont le logiciel politique doit encore dater de l'époque où l'on réavait de dictature du prolétariat. Partageant une obsession pour la pureté du but assigné : théocratie et dictature du prolétariat, ces mouvances ne reculeront devant rien pour purifier l'espace politique, le normaliser quitte, peut-être à user de la violence nécessaire. Faut-il circonscrire le mouvement du 20 février, lui donner une assise intellectuelle ? Il faut effectivement que le souffle réformateur généré par les jeunes se codifie politiquement. Il n'est pas insolite d'envisager la naissance d'une grande mouvance, fille du 20 février. Pour cela, il est crucial de créer un atelier généralisé, national, qui engloberait toutes les composantes de la société marocaine. Ecoutons-les, aidons-les à conceptualiser idéologiquement le mal-être exprimé sur l'asphalte du royaume, et organisons des débats nationaux. C'est en effet en promouvant la friction d'idées qu'une réelle feuille de route politique est à même de voir le jour. L'hypothèse est d'autant plus sensée qu'il existe une autre jeunesse, celle-ci faisant valoir un puissant attachement à la monarchie dans sa mouture actuelle. Pourquoi n'organiserions-nous pas des confrontations saines entre les chantres du 20 février et les souverainistes du 9 mars ? Nous verrions le cas échéant sur quels éléments il y a consensus et, inversement, à propos de quelles problématiques on note une discorde. A l'heure actuelle, la jeunesse ne dispose pas d'un porte-voix clairement identifiable. Le mouvement étant né spontanément, du moins croyons-le, son leadership est diffus. Il faudra lui fournir une incarnation autre que celle d'un Moncef Belkhayat, et vite le remplacer par un homme qui viendra, lui, du terrain, et pas du marché. Karim Tazi est-il en passe de réussir une OPA médiatique sur le mouvement du 20 février ? Très franchement, je n'interprète pas le dynamisme affiché par Karim Tazi comme une confiscation de leur révolution aux jeunes. Il en est même autrement. M. Tazi est un interlocuteur intelligent et élégant. A mon sens, il a le bon CV, et pourrait, si besoin est, donner une consistance partisane aux demandes protéiformes du 20 février. Pour autant, il me semble que lui ainsi que tous ceux qui sont montés au créneau pour réclamer le toilettage de la Constitution, pêchent par le contournement prémédité d'une question essentielle, la seule qui compte. Quel sera le rôle du roi ? Vers quoi veut-on nous amener ? La proverbiale monarchie parlementaire abrite une multitude de nuances qu'il serait bien venu de clarifier. Souhaite-on que le souverain incarne cette présence strictement spirituelle, dépositaire d'une tradition multiséculaire. Ou alors s'attend-t-on à ce qu'il conserve suffisamment de prérogatives pour apposer un veto, émettre une recommandation dans le cas où l'Exécutif tanguerait, ou un arbitrage régalien deviendrait nécessaire ? A titre personnel, je penche plutôt vers la deuxième possibilité. Car l'impéritie des partis, leurs grotesques enjeux politiciens, cette absence patente de vertu, ne les qualifie guère à prendre les rennes du royaume. Un peuple soumis à la loi de petits roitelets, qu'il s'agisse du caïd, du juge, du député corrompu, un peuple que l'injustice violente chaque jour, doit pouvoir se tourner vers un Roi juste, dont les petits, les sans-grades, savent que la sainte colère est, pour eux, un rempart contre l'incurie d'un système que la corruption a pris en otage depuis trop longtemps. C'est dans la tête et le cœur de ce peuple, - encore trop humilié et meurtri, par trop de salauds et de saloperies, que le constitutionnaliste doit rentrer lorsqu'il aura à revoir la Constitution. C'est d'abord aux plus faibles qu'il faut penser lorsqu'on écrit la Loi. Propos recueillis par Propos recueillis par R.D.