Que fait-on lorsqu'on se retrouve devant un savant-expert ? On pose une question. Le néocadre l'a fait. Oh, le néocadre n'est pas franchement homme à se poser trop de questions. Certes, le monde arabe est secoué par des révoltes. Parfois, zappant de chaîne en chaîne à la recherche d'une émission de téléréalité où tout le monde, en maillot, se dore la pilule sous les sunlights des tropiques, il bute sur i-Télé ou BFM TV et là, son regard croise celui désemparé d'un Egyptien distillant sa fureur contre le régime Moubarak. Non, tout ceci ne l'intéresse pas outre mesure. Alors, lorsqu'une potentielle petite amie le traîne à la Chambre française de commerce et d'industrie du Maroc (CFCIM) pour assister à l'intervention d'un intellectuel, il fait la moue. Sur place, il est surpris par l'affluence. On joue des coudes pour s'installer aux premiers rangs, l'assistance est bien habillée, l'ambiance solennelle. La petite amie potentielle, juriste de formation mais VRP de luxe pour Mango de métier, a manifestement trop lu dans sa vie. Elle crible le néocadre d'un discours soporifique, utilisant des mots inconnus : pluralisme, protéiforme, bénalisation, géostraticien… Fort heureusement, elle est forte de poitrine, cela atténue quelque peu les ravages de son intelligence orale. La substantifique moelle de son étalage cérébral est simple : «Je suis futée en plus d'être bien roulée». Bof, le néocadre se serait largement contenté de la deuxième qualité. Un homme fend la foule et prend place sur une estrade, il tapote un micro puis parle. Bluffé par le débit dense et régulier du savant, le néocadre s'enquiert de son identité auprès de la potentielle petite amie. «Chut», l'admoneste-t-elle, toute absorbée qu'elle est par le laïus de l'expert. Dix ans d'Internet, ça vous explose une faculté de concentration. Malgré cela, le néocadre s'efforce de saisir des bribes de discours. Il y est question de Maghreb, de révolution et de contagion. Avec force assurance, l'intellectuel égrène les récits d'une planète en proie aux divisions. Le néocadre apprend qu'Obama est en difficulté, qu'une formation politique intitulée «Tea party» lui sert d'épine au pied. Est également porté à son attention que la Chine n'est plus une puissance tout à fait dictatoriale. Derechef, il bourre le flanc de la potentielle petite amie : «Qui c'est ?» murmure-t-il. «Khô, c'est Pascal Boniface, gros nul, Directeur de l'Institut des relations internationales et stratégiques». Ahem ! Tout à coup, le néocadre est submergé par un sentiment d'humilité. Ca, conjugué à l'excellence verbale de l'érudit, produit en lui un début d'intérêt, peut-être même une gêne. Pour une raison qui lui échappe, le néocadre mesure désormais sa petitesse devant la potentielle petite amie. Elle au moins doit saisir à leur juste valeur les perles de sagesses émanant du savant. La petitesse se transforme peu à peu en jalousie brûlante. Alors, une idée émerge. Le néocadre attendra la fin de l'intervention et posera une question. Il prouvera à cette juriste maniérée qu'il n'est en rien sujet au vide crânien. Religieusement, il patiente, ruminant son heure de gloire. Fin de l'exposé, les micros circulent dans les travées de la salle. Le néocadre, furtif, quitte son siège et se dresse tel un échafaud. On l'a repéré, on s'empresse de lui donner la parole. En conséquence de quoi, il commence : «Mr Boniface, ma question est la suivante : Vous avez laissé entendre que les US étaient un peu à la traîne en matière de mondialisation par rapport à la Chine. Je me permets donc de porter à votre attention que Facebook et Twitter, deux outils ayant joué un rôle déterminant dans la révolution tunisienne, sont d'invention américaine et non chinoise. Peut-on conclure, en définitive, que le soulèvement des jeunes n'est autre que la résultante d'une américanisation du monde arabe ?» Avant de se rasseoir, le néocadre balaie la salle du regard, l'assistance est transie, parfait. Impérial, le néocadre se cale dans son siège et croise les jambes. La réponse de l'expert ne saurait tarder se dit-il. Or, il comprend très vite que le micro, sans fil, n'a émis aucun son. D'ailleurs Pascal Boniface s'est détourné, happé par une autre question, audible cette fois-ci. Etreint par une honte inénarrable, notre ami suffoque, il demande à partir. La petite amie potentielle, plutôt aimable, le raccompagne aux portes du CFICM. Il sait à présent qu'un lien s'est brisé et qu'il ne la verra jamais en tenue d'Eve. Tandis que, penaud, il lui fait la bise, elle dit ceci : «Non !». «Non quoi», s'étonne le néocadre. «Non, poursuit-elle, la révolution tunisienne n'est pas la résultante d'une américanisation du monde arabe… Par contre, ta question était trop mimi. On se revoit demain ?». Alléluia, le ridicule plaît. Mille mercis monsieur l'expert. Réda Dalil