Ni islamiste, ni modérée, ni sunnite, ni chiite, Al Jazeera trouve les voies intermédiaires qu'impose une actualité instable. Fin du troisième discours de Hosni Moubarak, les éditorialistes de la première chaîne d'information arabe décident de ne pas reprendre l'antenne. Pendant plus de vingt minutes, on choisit de s'attarder sur un plan fixe de la place Tahrir. L'esplanade est noire de monde, une gigantesque clameur s'élève dans le ciel du Caire. Le peuple égyptien scande des slogans. En bas de l'écran, une inscription surgit : un million de manifestants exigent le départ de Moubarak. La sentence a été prononcée par la chaîne qatarie. Le président est condamné. Très vite, on donne la parole à une poignée de citoyens. Tous se dressent contre le vieux raïs. Des mots d'une dureté implacable rivalisent avec une série d'invectives décomplexées. Suppôt des Américains et pourfendeur avéré de la mouvance islamiste, Moubarak représente l'ennemi type d'Al-Jazzera. Fort d'une ligne éditorialiste prônant la proximité du peuple, sa compréhension, voire l'anticipation de ses besoins, Al-Jazeera distille une série de messages subliminaux. Son leitmotiv : amoindrir le primat des valeurs occidentales dans le monde arabe et, accessoirement, afficher une indulgence assumée envers l'islamisme. Le péché originel Pour comprendre la formidable lessiveuse des esprits qu'est la chaîne qatarie, il importe de faire un petit saut dans le passé. Eté 1997, alors que trente trois millions de téléspectateurs dans 21 pays arabes ont les yeux rivés sur une émission de divertissement enfantine, l'écran se brouille. Il se produit un flottement de quelques secondes avant qu'apparaissent des silhouettes de plus en plus claires. Horreur et damnation : le programme destiné aux chérubins laisse place à «Club privé au Portugal», un film pornographique. Scandale. Une erreur monumentale de la part de CFI débouche sur cette aberration. La chaîne, succursale de France Télévisions, a commis l'irréparable. Un vice de manipulation des diffusions satellitaires remplace momentanément CFI par Canal +. Manque de bol, la chaîne privée diffuse, à ce moment précis, son long métrage Olé-Olé du week-end. CFI est immédiatement retirée d'Arabsat. Dans la foulée, on offre la fréquence vacante à une petite chaîne d'info poussive, en rupture d'audimat : Al-Jazeera. Début d'un mythe. C'est en 1996 que l'émir du Qatar, Hamad Bin Khalifa Al Thani, a eu l'idée de créer une chaîne d'information arabe. Longtemps le pays a vécu dans l'ombre de son Goliath de voisin, l'Arabie Saoudite. Sans ressources, ni humaines ni naturelles, le Qatar est un pays qui manque d'originalité. Population réduite (près de 900 000 habitants), tissu économique principalement animé par des immigrés indiens et pakistanais. Il a fallu attendre le milieu des années quatre-vingt et une prodigieuse découverte de gaz naturel pour se sortir de l'ornière de l'oubli. Et depuis, l'émir n'a qu'une obsession : jouer un rôle sur l'échiquier international. C'est alors qu'une diplomatie des gaz dollars s'enclenche. Ambassade du Qatar L'émir a un objectif : avancer une vision du monde. La chaîne lui servira de relais à l'international. Il en fait un authentique émissaire aux Affaires étrangères. Au début, Al-Jazeera n'est que le miroir des valeurs prônées par l'émirat du Qatar. Mélange d'Infitah (ouverture) mâtiné d'un soupçon de laïcité, la chaîne se veut moderniste, évite les prises de positions trop radicales, promeut les modèles égyptiens et libanais plutôt qu'iraniens ou syriens. En 1998, elle marque un grand coup. La géniale invention de l'émir obtient des images exclusives de l'offensive aérienne américaine contre l'Irak : Desert Fox. L'audience dresse l'oreille. Là, l'intérêt commence à frémir. On découvre une ligne éditoriale mêlant analyses équilibrées, excellence éditoriale et un savant mélange d'informations et de divertissement. Panachage communément appelé « Infotainement ». Un concept est testé : les Sheikh Talk Shows. Dans ces vignettes, un imam ou un théologien propose, en direct, ses exégèses à l'endroit de bons croyants soucieux de valider un comportement à l'aune des lois islamiques. Sheikh Youssef El Kardoui en deviendra l'incontestable vedette. Souvent invité, le sage distille des conseils iconoclastes. Il rend halal la fellation et, bizarrement, clame que le Coran autoriserait que l'on se filme durant un rapport avec sa femme. Le prédicateur cathodique n'est certes pas qu'un joyeux luron permissif, il est également un farouche ordonnateur de fatwas et un soutien souvent indéfectible au terrorisme djihadiste. C'est à partir des événements du 11 septembre 2001 qu'Al-Jazeera négocie son virage radicaliste. Cahin-caha, le lustre moderniste s'effrite, laissant place à des tendances islamistes. Catalysé en cela par un directeur frais émoulu, Wadah Khanfar. Ce palestinien anciennement basé au bureau de Bagdad inocule à la chaîne son anti-américanisme primaire et, partant, sa défense de l'indépendance irakienne. Al-Jazeera se met au diapason du nouveau management. Les vidéos d'Oussama Ben Laden servent désormais d'instruments de propagande à la cause islamiste. En Egypte, les Frères musulmans, spoliés lors des législatives de 2005, sont érigés en martyr. Des positions clairement pro-Hezbollah affluent et on penche volontiers pour le Hamas plutôt que le Fattah. Les dirigeants de la chaîne, Khanfar en tête, défendent leur supposée dérive en brandissant la carte du peuple. En somme, Al-Jazeera ne ferait qu'embrasser les inclinations de la rue arabo-musulmane. Leur logique tortueuse voudrait qu'une chaîne commerciale serve à son audience, une matière à même de flatter ses préférences. Partant, l'objectivité des éditorialistes prend un coup. S'ouvre alors un couloir menant à toutes les démagogies. Les médias occidentaux en prennent pour leur grade. Pour expliquer le soutien des US au régime de Moubarak, Al-Jazeera fait un recoupement hasardeux avec les révolutions géorgienne et ukrainienne. Arguant que la couverture des transitions politiques dans le Caucase par CNN était de nature à favoriser l'avènement de la démocratie. Tandis que pour les cas égyptien et tunisien, les angles choisis laissaient entrevoir un soutien aux présidents autocrates. Sans appel. Bouillie idéologique A la connivence avérée de Khanfar vis-à-vis des islamistes, contraste l'ouverture d'esprit assumé de Mohamed Krichen. Ce dernier, «Anchor» (animateur) célébrissime de l'émission «Entre les lignes», revendique une liberté d'expression rarissime dans le monde arabe. Pour autant, Krichen a des avis étonnants sur la déontologie journalistique de la « News Channel ». Dans une interview accordée à Frédéric Martel, essayiste français, il impute le succès d'Al-Jazeera à « la prévalence de l'information sur le commentaire et du décryptage sur l'opinion ». Rapportée au ton très subjectif de la chaîne, l'appréciation de Krichen est pour le moins déconcertante. Qu'importe, Krichen est probablement le journaliste le plus influent du monde arabe. Son Talk show est un carton panarabe. Muni d'une surprenante audace, il ne se débine devant aucune personnalité. Il interviewera tour à tour Shimon Peres, Mahmoud Abbas, Bachar Al-Assad et Hugo Chavez. Selon un ex-employé de la chaîne, Krichen est une sorte de cache-misère. « C'est une vitrine, un outil cosmétique. Il sert de démenti au parti pris islamiste, chiite et pro-Hezbollah de ses employeurs. » L'ouverture qu'il affiche volontiers ne serait-elle donc qu'un leurre ? Pas sûr. Hormis la mainmise de Khanfari sur le logiciel Al-Jazeera, il est difficile de cantonner la chaîne à une mouvance particulière et encore moins à un clivage entre Sunnites et Chiites. La réalité est plus nuancée Notons que, au sein de la toute-puissante News Channel arabe, de nombreuses tendances essaient de coexister. A ce titre, le personnel d'Al-Jazeera est symptomatique d'une certaine diversité. Dans les locaux de la chaîne à Doha, les nationalités et les obédiences se conjuguent dans un creuset. On retrouve des convertis britanniques, des Chiites, des Libanais druzes, des Saoudiens wahhabites, des Palestiniens affiliés au Hamas. En revanche- commodité rare- les Qataris brillent par leur absence. Le personnel, un patchwork multiculturel, renseigne sur l'extrême difficulté, voire l'impossibilité d'établir des compromis. Chacun défendant un agenda, luttant pour une conception géopolitique du monde arabe. Le résultat s'incarne dans une espèce de zigzag idéologique. Ainsi, au gré des prises de position, la chaîne est à la fois fustigée par les Talibans, les Américains, les Chiites extrémistes, les Blairistes et les régimes arabes modérés. Les lignes d'attaque flottantes d'Al-Jazeera induisent souvent, de ce point de vue, de fréquentes interdictions. Tunisie, Maroc, Algérie, Inde sont autant de pays où la chaîne a été contrainte de fermer boutique. Tout et son contraire Louvoiement. Voilà une autre stratégie d'Al-Jazeera, éternelle corollaire de la politique étrangère du Qatar. En Syrie, alors que la chaîne est sous le coup d'une interdiction permanente, dans les coulisses, un rapprochement se dessine. Au lendemain de la seconde guerre du Liban en 2006, l'émir trouve l'occasion de soigner sa stature diplomatique. Il clôt le conflit armé au terme de négociations efficaces ; mais, surtout, il fait valoir un argument de taille : un airbus offert à sa gracieuseté Bachar Al-Assad. Depuis, la chaîne a rouvert son bureau syrien sans jamais plus houspiller la gouvernance policière du rais syrien. A Al-Jazeera on est passé maître dans l'art du compromis politique. Autre anomalie. Alors que les journalistes se déchaînent sur l'oppresseur sioniste, l'état major de la chaîne conserve un bureau à Israël et donne, par intermittence, la parole à des officiels juifs. A la vérité, Al-Jazeera cultive volontiers son grand écart idéologique. Consciente du formidable éparpillement des opinions dans le monde arabe, la chaîne sert une soupe formatée aux diverses sensibilités qui constituent son audience. Les progressistes libéraux ont droit au show politique «Plus d'une opinion». L'émission, animée par Sami Haddad, choisit des axes moins vitriolés à l'égard de l'Occident. «Al Ittijah Al Moâkis» (A contre-courant) de Fayçal Al-Qasim fait du nationalisme panarabe son fond de commerce. Sombrant parfois dans le populisme, Al-Qasim s'attaque aux Etats, pointe les dysfonctionnements relatifs à la gestion de la chose publique et trempe parfois l'orteil dans le fait divers. Cet éclectisme programmatique fait la part belle à l'islamisme sunnite. Deux émissions y sont consacrées. D'abord «Sans frontières» de l'Egyptien Ahmed Mansour et surtout «La charia et la vie». Une trouvaille. Probablement l'émission la plus interactive du monde arabe. Le synopsis est simple : inscrire l'Islam dans la quotidienneté d'un monde changeant. On y répond à des questions souvent croquignolesque. Peut-on se promener main dans la main avec sa fiancée ? Youtube est-il Moharam ? entre autres interrogations insolites. En somme, il y en a pour tous les goûts. Plus on ratisse large, moins on a de chances de se tromper. Expansionnisme La gloutonnerie du contenu façon Al-Jazeera ne se limite guère à l'accumulation des modes de traitement de l'information. Aujourd'hui, le fleuron cathodique, fort des milliards du gaz naturel qatari, s'en va à la collecte de créneaux juteux. En 2009, le groupe rachète l'essentiel des chaînes sportives appartenant au conglomérat saoudien ART. Moyennant la bagatelle de 650 millions de dollars, Al-Jazeera est à présent détentrice des droits de retransmission d'une nuée de compétitions sportives internationales, dont, une prise qui vaut son pesant d'or, la Coupe du monde 2014. Consciente que le monde arabe vibre par sa politique et son sport, Al-Jazeera est en train de bâtir un empire média mondialisé. Son atout : une solide légitimité populaire, du sensationnalisme contrôlé et cette capacité étonnante à façonner les esprits des populations musulmanes. Tanguant d'idéologie en idéologie, d'alliés en alliés, prônant tout et son contraire, la News Channel de l'émir, ni islamiste, ni modérée, ni sunnite, ni chiite, trouve les voies intermédiaires qu'impose une actualité fugace par définition. Par les temps de révolte qui courent, Al-Jazeera davantage que Facebook et Twitter, sonne le ralliement de peuples arabes éreintés par des décennies de diktats. S'élèvera-t-elle lorsque les transitions politiques commenceront en Egypte, Tunisie et ailleurs, pour le pluralisme transparent, ou bien choisira-t-elle de réveiller ses vieux démons islamistes pour en souffler le modèle à des démocraties naissantes ? Difficile de savoir vers quoi le va-et-vient légendaire de cette chaîne la conduira. Reste peut-être un regret à entretenir. Et si, par un bel été 1997, CFI n'avait pas malencontreusement diffusé un film érotique ? Et si… Réda Dalil (Le Temps)