La domination du 2.0 fait flotter plus de 800 millions de personnes dans un continent virtuel. Objectif : le contact. Au début, il y avait Mirc32, un système de chat rudimentaire au travers duquel des milliers de Marocains ont cédé aux joies des cyber-discussions. C'est vers la fin des années 1990 qu'Internet change de vocation. Outil utilitaire à son principe, la Toile devient peu à peu une matrice géante, capable de générer des interactions humaines par milliers. Gestionnaire d'une Start-up créatrice d'application mobile, et internaute des premières heures, Mehdi Alaoui explique : «Globalement, le web d'avant-Google était un instrument plus ou moins ennuyeux. Les recherches y étaient fastidieuses. Il fallait noter des adresses kilométriques, les renseigner». De fait, avant l'arrivée des moteurs de recherche, la Toile se présentait davantage comme un outil de documentation académique. Membre de la faculté Al Akhawayne, Driss se rappelle : «En 1996, il fallait presque traîner les étudiants aux labos. On leur vantait les mérites de la navigation Web». Destins croisés Graduellement, des plateformes de chat se mirent en place. Mirc ouvre le bal avec une plateforme de discussion sobre et pratique. C'est le début de quelque chose. Les mêmes étudiants dont parle Driss, ne désemplissent plus désormais les Computer labs. Avec la possibilité de discuter à distance, les utilisateurs ont improvisé des usages. Du simple email de circonstance, on passe aux dialogues sentimentaux. Se crée alors une mode : la rencontre. Bien avant l'avènement des agences matrimoniales numériques du type Meetic, les hommes voient en Internet la possibilité de tisser des liens sentimentaux avec des partenaires étrangères. C'est l'époque de la petite-amie française, italienne ou américaine. Des destins croisés sur fond de fibre optique. Le trend fait son bonhomme de chemin, mais s'étiole à mesure que l'hypothèse de faire des rencontres réelles, marocaines, se fait plus concrète. Commence alors un jeu de séduction plus efficace. Abrités derrière leurs écrans, les internautes bravent leur timidité en chattant à-tout-va. A coup d'alias fantaisiste, ils écument la toile à l'affût d'un vis-à-vis compatible, d'un échange de phrases fugaces. Les fondamentaux du vivre-ensemble ayant été affaiblis par la marchandisation de la société, on se replie sur son clavier pour croiser l'âme sœur. Dans L'extension du domaine de la lutte, Michel Houellebecq capte un malaise sociétal. Dans un style minimaliste, il dresse le tableau de ce qu'aurait pu devenir la société sans l'explosion surprise des conversations web. Un univers froid, peuplé d'individus livrés à eux-mêmes. Fort heureusement, la tendance à l'individualisme s'est brisée sur l'autel de la communication numérique. Depuis, on socialise certes par moniteur interposé, mais on socialise quand même. Dans le monde du bit, le temps avance à grandes enjambées. De simples rencontres fortuites sur des forums de discussion, on est passé à un certain formalisme. Franchissant le pas de rendez-vous physiques, des couples se sont formés grâce à Internet. Couple estampillé Mirc32 Houda a 27 ans. Sur ses genoux, se dandine une petite fille, Aïcha. Aïcha est un «Webébé». Pure produit d'une rencontre web, elle doit son existence au réseau. «Maintenant que j'y pense, s'étonne Houda, c'est vrai. Ma fille, c'est un peu une enfant d'Internet.» Peu s'en rendent compte mais l'incroyable abondance des rapports numériques a, au-delà du simple fait de connecter des inconnus, d'authentiques conséquences sur la perpétuation de la race humaine. Au royaume, les statistiques relatives aux mariages Internet sont inexistantes. Néanmoins, un petit tour sur Facebook permet de subodorer l'ampleur du phénomène. Dans l'inextricable creuset de profiles, de statuts, de commentaires et de tags, se dégage la sensation d'une humanité agissante, vivante, prête à communier. En France, à titre d'exemple, le site de rencontres Meetic diffuse un spot publicitaire pour le moins insolite. On y voit un couple attablé dans un restaurant. Aucune parole n'est échangée, mais une voix off transmet les pensées de l'un et de l'autre. Très vite, on comprend qu'il s'agit d'un premier rendez-vous. Les deux se jaugent. La jeune femme ira jusqu'à jurer ne jamais revoir le prétendant, un tantinet rigidifié par le trac. Soudain, on apprend que la scène date de 2005 et que, actuellement, la jeune fille se prépare à mettre au monde son deuxième enfant. Telle est donc la magie du Web. Plus qu'un simple outil de mise en relation, il est une extraordinaire couveuse. La petite Aïcha en est la preuve vivante. «Il est faux de croire que ces enfants seraient nés avec ou sans Internet, insiste un anthropologue contacté par nos soins. Avant la généralisation du chat, l'esseulement devenait un fléau social.» Et pour cause, quand on se hasarde à feuilleter des magazines féminins datant du début des années 2000, on s'étonne de la prédominance de cette interrogation : Comment trouver l'homme idéal ? A l'époque, les recettes proposées rivalisent d'ingéniosité, mais se cantonnent toutes au milieu urbain. Dans le métro, le restaurant, les salles d'attente, les spas et tutti quanti. Moulay Ahmed et Karima, couple estampillé Mirc32, sont presque gênés par nos questions. Certes, Cupidon les a piqués d'une flèche sur le Net ; pour autant, ils peinent à voir en leurs deux filles le fruit de la toute-puissance relationnelle du réseau numérique. «C'est une relation de cause à effet, clame Moulay Ahmed. Dès lors qu'il y a rencontre, les événements s'enchaînent : mariage, grossesse, naissance, etc…De là à imputer l'existence même de nos filles à Internet…» Et pourtant. Réda Dalil La net... alité Fort de dix millions d'Internautes et deux millions de Facebookers, il est à supposer que le Maroc des prochaines années accueillera la venue au monde de nombreux Webébés. Pour le moment, aucune discipline scientifique ne prête attention à ce phénomène. «Cela ne saurait tarder intervient notre anthropologue. L'humanité, et a fortiori ses schémas de reproduction, a subi des mutations importantes sous l'effet de l'accélération technologique.» Il appelle ça le «fait générateur».