L'animation du débat public revient aux intellectuels et non aux courtisans et aux politiciens. La mort transforme une vie en un destin. Celui du philosophe Mohamed Abed Al-Jabri, décédé le 3 mai dernier à Casablanca à l'âge de 75 ans, aura été riche politiquement et intellectuellement. Compagnon de route d'Abderrahim Bouabid (à qui nous consacrons le dossier de cette semaine au moment où les socialistes semblent perdus…), le nom de Al-Jabri restera associé à son ouvrage de référence «La critique de la raison arabe» publié en 1984, un travail titanesque qui interroge l'être arabe, pointe du doigt les retards voire le déclin de sa pensée et esquisse les voies pour tracer une autre renaissance, en un mot, la modernité. Cet intellectuel hors pair, primé à l'échelle internationale, héritier d'Averroès, est parti sur la pointe des pieds. Les médias publics ont attendu l'hommage royal pour se décider à donner à l'événement toute son importance alors que des chaînes de TV étrangères (notamment arabes) y ont consacré plateaux en direct et émissions spéciales. Cela en dit aussi long sur «la place de l'intellectuel» dans les médias publics, l'intellectuel au sens «libre» du terme et non «organique». Dans les démocraties modernes, l'intellectuel est «l'objecteur de conscience». Il réfléchit sur le sens des choses et des événements, pose les problématiques et trace des chemins de réflexion avec la distance nécessaire. Il est au cœur du débat public, qu'il soit politique, économique, sociétal ou religieux. Chez nous, le débat est soit inexistant soit pris en otage par les courtisans, les fonctionnaires, les technocrates, les politiciens et les populistes. Résultat, les vrais intellectuels, formés de façon scientifique à la manière de Al-Jabri, préfèrent le silence de leurs bibliothèques à la médiocrité médiatique de nos jours.