Exit les matchs chez soi. Le football se déguste désormais en groupe, autour des tables de café. Merci Al Jazeera ! Multiplication des compétitions nationales et internationales, starisation des icônes du ballon rond, gonflement continu de la bulle des salaires… l'explosion mondiale du foot-entertainment ne fait pas que des malheureux. Car si les femmes, dans leur grande majorité - et les Marocaines ne font pas exception - continuent d'être allergiques à ce sport de mâles, il y a bien une catégorie qui se frotte les mains de cet engouement qui va crescendo : les tenanciers de cafés. Et pour cause. À Casablanca, comme dans d'autres villes du royaume, il est devenu impossible pour un non converti au foot de s'attabler à une terrasse pour siroter tranquillement son noss-noss entre 19 et 21h, et ce pratiquementcinq jours par semaine. Pour les aficionados du ballon rond, cette tranche horaire représente un moment de communion auquel ils ne dérogeront sous aucun prétexte, l'occasion de se retrouver dans (et autour d') un café pour un exercice cathartique bienvenu. «Hurler son amour pour une équipe, sa passion pour un sport, sans qu'il n'y ait personne pour vous le reprocher, mieux, en ayant la possibilité de les partager tant avec des connaissances qu'avec de parfaits inconnus est quelque chose de très grisant. Et puis, c'est l'occasion de décompresser après une longue journée de travail devant des rencontres internationales de qualité qu'on n'a pas l'occasion de voir en live. Sans compter qu'elles sont quasiment toutes diffusées par des chaines payantes…», analyse cet habitué des «réunions de groupe». Car le rituel est chirurgicalement découpé, planifié. Les week-ends, c'est championnats européens, et quelques fois dans l'année, dates FIFA qui régissent les rencontres internationales, qu'elles soient amicales ou qualificatives aux grandes compétitions continentales. Mon café, ma passion… Les mardi et mercredi en soirée, c'est le pré carré des rencontres de la Ligue des Champions, qui voit se confronter en phases de poules les meilleures équipes du monde. Et enfin le jeudi, c'est au tour de l'Europa League, sorte de Champions League au rabais. Et cela, sans compter les compétitions continentales qui se tiennent à intervalles réguliers… Une prolifération des rencontres que les cafetiers voient aujourd'hui d'un bon œil, et qu'ils ont même intégré dans leur «business plan». On les comprend : la manne des amateurs de foot leur permet de garnir abondamment de beurre leurs épinards. Du coup, ils font tout pour attirer le chaland : investissement dans des écrans plats dernier cri, réaménagement et optimisation des locaux pour accueillir un plus grand nombre de clients ponctuels et, surtout, l'indispensable abonnement annuel aux bouquets satellitaires détenant les droits de retransmission des rencontres plébiscitées. «Si les gens viennent regarder des matchs dans un café, c'est parce qu'ils aiment se retrouver entre amis pour les commenter. Mais aussi parce que la majorité d'entre eux n'ont pas les moyens de s'offrir les cartes d'abonnement des chaînes qui les retransmettent», commente ce cafetier situé dans un quartier du Maârif à Casablanca. La preuve, nous avons les plus grandes affluences pour les matchs des championnats européens. Ceux de notre équipe nationale et du championnat local font rarement le plein. D'abord parce qu'ils sont plutôt décevants, ensuite parce que les chaînes nationales (Al Oula et Arriyadia, NDLR) les diffusent gratuitement. Ceux qui se donnent la peine des les regarder peuvent le faire chez eux». Et il est vrai que les droits de retransmission coûtent cher, atteignant des niveaux stratosphériques. Il est bien le temps où 2M jouait le rôle de précurseur au Maroc, diffusant jusqu'à très récemment les championnats italien, espagnol, français et anglais, ainsi qu'un match de Ligue des Champions par semaine. Aujourd'hui, les rencontres de la Premier League anglaise paraissent bien esseulées dans la grille de la chaîne de Aïn Sebaa. Le rouleau compresseur Car entre-temps, le mastodonte qu'est devenue la chaine quatarie Al Jazeera a tout écrasé sur son passage, raflant les droits de retransmission de tous les championnats majeurs. Même ART n'a pu résister au rouleau compresseur. À partir de décembre, le football sur le bouquet saoudien connaîtra un sort nouveau, et tous ses présentateurs, commentateurs et analystes vedettes viendront désormais monnayer leur talent sur Al Jazeera. Il faut dire que le déclin du groupe du Sheikh Saleh Abdullah Kamel avait débuté il y a plus d'un an, après que le groupe qatari lui a ravi (en 2008) les droits de diffusion TV sur la zone MENA des deux grandes compétitions de clubs de l'UEFA (Ligue des champions et Europa League) pour la période allant de 2009 à 2012. Ce qui suivra devenait alors inéluctable. Aujourd'hui, Al Jazeera, qui est passée de 4 à 10 chaines de sport à péage, fait le bonheur des mordus de foot et partant, de ceux qui en font commerce. «L'abonnement annuel pour les huit chaines aujourd'hui disponibles coûte officiellement huit cent dirhams par mois chez le distributeur agréé. Un investissement qu'on a vite fait de rentabiliser, surtout dans les cafés populaires où les tenanciers prennent l'habitude de majorer les prix des consommations les jours de match. Une pratique peu en vogue dans les quartiers plus cossus, les prix affichés étant déjà plus conséquents», explique ce supporter par écrans interposés. Et pour ce prix, les cafetiers proposent le championnat espagnol, de loin le plus plébiscité par les clients marocains, et donc le plus facile à rentabiliser. Il reste aussi des clients pour quelques matchs du championnat italien (notamment ceux du Milan AC et de l'Inter de Milan). Mais le «produit qui marche», c'est certainement la Champions League en milieu de semaine. «Ce sont de loin les matchs les plus rentables, avec ceux du championnat espagnol le week-end. Normal, ils commencent vers 19h en hiver, 20h lors de l'horaire d'été, et sont un plus pour l'activité du café car à ce moment-là, la journée est quasiment finie. Les championnats italiens et anglais, tout comme les rencontres internationales, ont lieu en milieu de journée. Les groupes de téléspectateurs de foot ne consomment jamais plus d'une boisson pour deux heures de présence. En plus d'être très bruyants et donc de faire fuir les clients plus rentables venus pour une pause café d'un quart d'heure», ajoute le tenancier. Un business juteux Conscients de l'impact de leur produit sur la population de la région MENA (moyen-Orient et Afrique du nord), et surtout du business qu'il engendre, les représentants d'Al Jazeera ne font rien pour balayer une rumeur tenace, qui veut que les cafés devront s'acquitter d'un abonnement annuel de 11 000DH (au lieu des 800 DH) pour être autorisés à «commercialiser» les matchs dans leur établissement. «ART avait laissé fleurir une rumeur pareille il y a deux ans pour les matchs de la Ligue africaine des champions. Finalement, il n'en fut rien», fait remarquer ce patron de café, pour qui la parade est déjà toute trouvée : «Si Al Jazeera prend une telle décision, je me rabattrai sur le satellite Thor qui diffuse tous ces matchs, mais dans des langues germaniques. On perdrait le commentaire en arabe, mais l'économie sera réelle». En attendant, les prochaines journées de la Champions League,qui s'annoncent décisives, promettent de faire le plein côté cafés. Au fait, vous seriez plutôt Barça ou Real ? Amine Rahmouni