Débarqué de la présidence d'Attijariwafa bank en 2007, Khalid Oudghiri était parti se faire oublier à Bank Al Jazira. Remercié par ses employeurs moyen-orientaux, il revient à la case départ. Au Maroc, il reste sous le coup d'un mandat d'amener. Entre grandeur et décadence, retour sur le parcours d'un banquier pas comme les autres. Jeudi 2 juillet, l'information tombe comme un couperet, par la voie d'une dépêche de l'agence d'informations financières de l'Américain Dow Jones : “Khalid Oudghiri a démissionné de son poste de président exécutif de Bank Al Jazira et s'y voit confier le poste de conseiller”. Dans les couloirs de la Bourse saoudienne, première place financière du monde arabe, la nouvelle ne semble pas surprendre grand monde. “Ce n'est pas un scoop ! Dans le microcosme financier, la rumeur donnait Khalid Oudghiri partant depuis plusieurs semaines”, nous révèle, sous couvert d'anonymat, cet analyste financier maghrébin installé à Jeddah. Et si en Arabie Saoudite, on assure qu'il s'agit bien d'un limogeage déguisé en démission “pour raisons personnelles”, personne ne connaît précisément son véritable motif. “Oudghiri a un caractère assez spécial. Il ne pouvait pas s'entendre avec les dirigeants moyens-orientaux. C'est probablement ça qui a précipité son départ”, nous confie cet ancien collaborateur de l'intéressé à l'époque où ce dernier officiait au siège parisien de BNP Paribas. Confirmation de notre source en Arabie Saoudite : “Il a toujours eu un certain mal à s'intégrer dans ce nouvel environnement. Il avait en plus quelques frictions avec des membres du conseil d'administration de Bank Al Jazira, dont le fils du grand patron, Cheikh Abdallah Salah Kamel”. De fait, le recrutement de l'ancien PDG d'Attijariwafa bank en 2007 n'a jamais fait l'unanimité au sein des instances dirigeantes de la banque saoudienne. Ses dirigeants, qui avaient depuis une décennie entamé un mouvement de “nationalisation” des effectifs de la banque, ne voyaient pas d'un bon œil l'aterrissage d'un fringant marocain, de surcroît “viré” de son ancien poste, dans le plus haut fauteuil de la présidence. Khalid Oudghiri aurait en outre commis l'impair de placer, dès son arrivée, ses ex-collaborateurs casablancais aux postes-clés de la banque. “C'est Cheikh Salah Kamel, l'actionnaire principal de Bank Al Jazira, qui avait imposé la personne. Il y voyait alors le profil idéal pour accélérer le développement d'une banque qui sortait à peine de son redressement”, poursuit notre source à Jeddah. Pourtant, les premiers mois de Oudghiri au sein de la banque islamique sont difficiles. En plus de la nécessité d'imposer sa manière de faire et de s'adapter à une nouvelle mentalité des affaires, l'homme devait gérer une véritable guerre de pouvoir au sein de la banque. S'appuyant sur le soutien – alors inconditionnel – de Cheikh Salah Kamel, il ne recule devant rien, faisant passer ses décisions au forceps. Habitué aux rapports de force, Oudghiri résiste, mais la majorité de ses hommes, venus de Casablanca ou de Paris, finissent par lâcher prise et plier bagage. Khalid Oudghiri se retrouve seul contre tous, ou presque. Et ses malheurs ne font que commencer… Un banquier laché Les 18 premiers mois de Khalid Oudghiri en terre d'Arabie ne sont pas de tout repos. Mais au moins, le patron déchu de la “banque royale” avait réussi à se faire oublier au pays… jusqu'au jour où son nom est cité dans une affaire de corruption. Abdelkrim Boufettas, neveu de l'ancien ministre de l'Habitat, Abderrahmane Boufettas, venait de déposer une plainte contre X pour escroquerie, vol, usage de faux et trafic d'influence. L'instruction du dossier est confiée au fameux juge Jamal Serhane, connu pour avoir conduit les procès des plus grands scandales financiers du landernau politico-économique marocain. Ce dernier lance aussitôt un mandat d'amener contre Oudghiri, dont il adresse une copie à son employeur saoudien. Ses détracteurs au sein de Bank Al Jazira ne pouvaient rêver meilleure aubaine pour réclamer sa tête. Mais peine perdue : son mentor, Cheikh Salah Kamel, fait fi de la “missive” et lui renouvelle formellement sa confiance. “Quand il a reçu le mandat d'amener lancé par la justice marocaine, Cheikh Salah Kamel a convoqué Khalid Oudghiri pour l'en informer. Et à la surprise générale, Oudghiri est sorti renforcé de sa réunion avec le grand patron, raconte un cadre d'Attijariwafa, qui a gardé des contacts avec son ancien président. Il se racontait que Cheikh Salah Kamel a déchiré le mandat devant ses yeux, l'assurant symboliquement d'un soutien indéfectible”. Khalid Oudghiri a senti le boulet passer, mais il se sent logiquement fragilisé. Il sait bien que le moindre faux pas peut désormais lui être fatal. Surtout que, sur le plan strictement professionnel, les choses se corsent avec l'arrivée de la crise financière internationale. Son premier exercice plein (2008) à la tête de la banque saoudienne se boucle par une dégradation considérable des indicateurs de rentabilité. Le bénéfice net part du groupe de Bank Al Jazira s'est écroulé de 72%, passant de 805 millions de rials saoudiens (en 2007) à 222 millions. “L'exercice 2008 a été le vrai test pour Oudghiri. Et il a dû s'y résoudre : ce premier bilan n'était guère pour satisfaire ses actionnaires”, commente cet analyste spécialisés dans les marchés du Golfe. Devant les guerres de position au sein de la banque saoudienne, le scandale judiciaire venant du Maroc et la grogne des actionnaires, déçus par les performances de l'établissement, le grand patron de Bank Al Jazira a donc fini par lâcher son poulain en juillet 2009. Il le remplace aussitôt par Ziad Abou Al Khail, qui officiait au poste de président exécutif de la banque, avant qu'il ne soit relégué au second plan (en tant que vice-président) par l'arrivée de Oudghiri. “C'est une sorte de retour à la case départ. Une manière de fermer la parenthèse Khalid Oudghiri…”, laisse entendre notre analyste. Question : maintenant que l'aventure saoudienne a pris fin, où est ce que l'homme va-t-il atterrir ? Où pourra-t-il trouver un point de chute après deux débâcles successives ? À l'heure où nous mettions sous presse, Oudghiri n'avait toujours pas quitté le sol de l'Arabie Saoudite. Son départ officiel ne sera d'ailleurs effectif qu'à partir du 15 juillet, selon la dépêche annonçant sa “démission”. Et d'après une source locale, il réside toujours à Jeddah, avec sa fille, cadre dans une banque de la place. Une retraite où il reste injoignable, gardant, lui comme son entourage, un mystère total sur ses projets. En tout cas, ici au Maroc, il sait qu'il est attendu au tournant. Le procès où il est cité par Boufettas n'est toujours pas clos. Et le mandat d'amener contre lui est toujours valable. “En principe, si Oudghiri rentre au Maroc, il sera aussitôt arrêté pour être présenté au juge d'instruction. La procédure est faite ainsi”, nous assure ce juriste rbati. Même en France, pays dont il détient la nationalité, l'ex-patron d'Attijariwafa bank serait personae non grata. En un mot comme en mille, l'homme est traqué et sa tête est réclamée en haut lieu. Si l'on s'aventure ainsi dans la certitude, c'est qu'il y a des signes qui ne trompent pas. La manière dont il a été débarqué du groupe Attijariwafa bank - un groupe qu'il a lui même construit avec un talent que lui reconnaissent tous ses pairs, l'étrange procès intenté contre lui par (le biais de ?) Abdelkrim Boufettas, le mandat d'amener lancé par le juge d'instruction Jamal Serhane, le timing choisi pour le faire… laissent planer peu de doutes. Pour beaucoup, la fin de son périple saoudien n'est qu'un nouvel épisode dans une chasse à l'homme ouverte il y a quatre ans. Erreur de jugement Flashback. Tout a commencé en 2005. Jusque-là, tout allait bien pour Khalid Oudghiri. Confortablement installé dans son fauteuil de PDG du nouveau champion bancaire, Attijariwafa bank, il encaisse une première attaque de ses actionnaires. “Après avoir réussi avec brio la fusion entre la BCM et Wafabank, Khalid Oudghiri avait pris la grosse tête, nous raconte l'un de ses anciens collaborateurs. Il se permettait même parfois de court-circuiter des décisions venant des patrons de Siger, le holding royal”. Grave erreur. Ces derniers décident alors d'écarter l'impudent. Premier coup fourré : une tentative de changement juridique du mode de gouvernance d'Attijariwafa. Géré depuis toujours en mode moniste, les actionnaires du groupe décident de passer à un mode dualiste (avec conseil de surveillance et directoire). Oudghiri devait être placé à la présidence du conseil de surveillance, sorte de placard doré. La tentative de putsch échoue : l'homme est sauvé in extremis par Banco Santander, partenaire espagnol du duo ONA-SNI, qui refuse de valider le nouveau schéma organisationnel. Oudghiri a-t-il été grisé par cette victoire, au point de la croire définitive ? En tout cas, ignorant le coup de semonce, le PDG est plus confiant que jamais. Il se croit même intouchable, surtout après l'annonce des résultats mirobolants du groupe bancaire, qui devient (et reste depuis) le premier contributeur aux bénéfices de l'ONA, et partant, de Siger. Dans les salons casablancais, on raconte que l'homme n'hésitait plus à critiquer ouvertement ses patrons, dénigrant leur stratégie, et même le mode de gestion des affaires royales. Il aurait d'ailleurs été le premier à pester contre le gouffre financier qu'était Wana, menaçant même de lui fermer le robinet du crédit. Mais à en croire les rumeurs, la goutte qui a fait déborder le vase n'avait aucun lien avec les affaires de la banque. Khalid Oudghiri aurait déclenché l'ire de Mounir Majidi en s'entretenant avec l'ex-ministre délégué, Fouad Ali El Himma, et Yassine Mansouri, patron de la DGED. Au cours d'une rencontre au ministère de l'Intérieur, les deux “amis du roi” aurait interpellé le patron d'Attijariwafa sur la dégradation des relations entre l'ONA et ses partenaires français (Auchan, Axa, Veolia, Danone…), et ses implications sur les liens diplomatiques maroco-français. Le retour de bâton ne se fera pas attendre. Pris dans une lutte de pouvoir entre les deux clans les plus puissants du pays (le sécuritaire, mené par Fouad Ali El Himma, et l'économique, drivé par Mounir Majidi), Oudghiri paiera cher ses imprudences. Quelques semaines plus tard, il quitte, forcé, le groupe ONA. Chasse à l'homme Et ce n'est pas fini. Exilé en France, puis en Arabie Saoudite, où il est nommé à la tête d'Al Jazira Bank, Khalid Oudghiri n'a pas le temps de souffler. En septembre 2008, il se retrouve au centre d'un scandale juridico-financier : une plainte est déposée contre lui au Tribunal de première instance de Casablanca, avec comme chefs d'accusations : escroquerie, vol, usage de faux et trafic d'influence. Le plaignant, Abdelkrim Boufettas, l'accuse de lui avoir forcé la main, du temps où il était le patron d'Attijariwafa bank, pour vendre un terrain sis à Marrakech à Miloud Chaabi. Boufettas aurait même (et bizarrement) avoué avoir donné à Oudghiri un pot-de-vin de 20 millions de dirhams, contre une remise de 20% sur ses arriérés de crédits, qui se montaient à plus de 170 MDH. Qu'est-ce qui pousserait Boufettas à risquer la prison, en avouant avoir été un corrupteur ? “Cette affaire sent manifestement l'instrumentalisation. Les hommes du sérail essaient de prendre leur revanche sur un Khalid Oudghiri dont le succès personnel suscite encore des jalousies”, commente cet observateur proche des cercles du pouvoir. Le timing de l'affaire (septembre 2008… alors que la transaction a eu lieu en 2006) et la nature des hommes qui interviennent dans le dossier rendent en tout cas l'hypothèse plausible : le plaignant dans cette affaire est défendu par Me Mohammed Naciri, connu dans les cercles judiciaires pour être l'avocat du Palais. Le plaignant lui-même est aussi un proche du sérail. Quant au juge qui instruit le dossier, on le présente aussi comme le “préféré” du pouvoir. En attendant, l'étau continue à se resserrer autour de Khalid Oudghiri. Affaire à suivre… Mehdi Michbal