En offrant un pactole de 250 millions de dirhams à la Fédération de football, Mohammed VI clarifie les choses : la gestion sportive en général, et du ballon rond en particulier, est (re)devenue une affaire royale. Analyse. Jeudi 25 juin, siège de la Fédération royale marocaine de football (FRMF) à Rabat. En cette matinée ensoleillée, la bâtisse grouille d'une animation inhabituelle. Et pour cause : il s'y tient une réunion extraordinaire des membres du bureau fédéral. L'ordre du jour ? Officiellement, il n'y en a tout simplement pas. Et la majorité des personnes “conviées” ne semble détenir aucune information sur le motif et la teneur de la rencontre. Organisée en catastrophe, elle est logiquement sujette à toutes les spéculations : “Roger Lemerre va sauter. Il sera remplacé par Baddou Zaki”, croit deviner ce président de club. “Les membres du bureau fédéral ont l'intention de réconcilier Zaki et Naybet”… Il n'en sera finalement rien. Roger Lemerre est toujours sélectionneur, et Zaki toujours entraîneur du WAC. En fait, si le fraîchement élu président de la FRMF, Ali Fassi Fihri, a réuni ses ouailles, c'est pour leur annoncer la “bonne nouvelle” : le roi a décidé d'allouer une enveloppe annuelle de 250 MDH aux sélections nationales de football. Un joli pactole, pour lequel la Caisse de Dépôt et de Gestion (CDG), l'Office chérifien des Phosphates et Bank Al-Maghrib ont été mis à contribution, à hauteur de 75 MDH chacun. Les 25 MDH restants seront déboursés par le Fonds Hassan II pour le développement économique et social. Le football, sport roi Pour cerner les contours de ce spectaculaire concours royal, il faut revenir en arrière dans le temps, précisément au 24 octobre 2008, date de la tenue, à Skhirate, des deuxièmes Assises nationales du sport. Des Assises intervenues après deux humiliantes débâcles du sport national : la piètre campagne de la CAN au Ghana, et la maigrelette moisson aux Jeux Olympiques de Pékin. À la grogne de la rue et aux critiques acerbes des médias, viendra s'ajouter l'ire royale contre la gestion de la chose sportive. À l'ouverture des Assises, Mohamed Moâtassim entame, selon l'usage, la lecture de la lettre royale adressée aux participants. Au fil des lignes clamées par le conseiller, l'assistance s'enfonçait dans la gêne, puis dans une certaine inquiétude. Avec des mots simples et dans un style inhabituellement direct, la missive énumère les reproches. Elle pointe du doigt les maux de la gestion du sport national, recommande (ou plutôt ordonne) le changement, le renouvellement et la rupture avec “la logique mercantiliste” (voir encadré). Pendant ce temps, le Premier Ministre, Abbas El Fassi, a le réflexe salutaire de ranger quelques feuilles dans son légendaire porte-document. “Si Abbas avait préparé un discours pour l'occasion. Mais après la lecture de la lettre royale, il s'est finalement ravisé et a tout simplement annulé son allocution”, raconte un de ses collaborateurs. Les Assises se poursuivent donc sans le mot du Premier ministre. Qu'importe ! La volée de bois vert administrée par le monarque suffisit amplement à animer la rencontre. Elle signifie surtout que la donne a désormais changé : Mohammed VI a décidé de reprendre la direction des affaires du sport en général, et du football en particulier. Mais pourquoi aussi tard, pourquoi après plus de 9 ans de règne ? “Au lendemain de son intronisation, le roi avait d'énormes chantiers à gérer : résorber le chômage, relancer l'économie du pays, initier les grandes réformes et, surtout, assurer la stabilité d'un pays en transition. Il est donc normal que la question du sport soit reléguée à un rang ultérieur par rapport à d'autres priorités”, analyse Moncef Elyazghi, chercheur et auteur de La Makhzanisation du sport : le football comme modèle. Il faut dire que Mohammed VI a toujours donné l'impression de ne guère s'intéresser au football, ni aux affaires sportives en général. “Il ne s'agit que d'une fausse impression. Déjà, lorsqu'il était prince, Sidi Mohammed montrait un réel intérêt pour le football, affirme le journaliste sportif Najib Salmi. Il assistait à de nombreuses rencontres et entretenait des relations privilégiées avec certains joueurs. En outre, le football, premier sport national, ne peut en aucun cas être en dehors des préoccupations royales”. Confirmation de Moncef Elyazghi : “Le roi a montré son implication personnelle en déposant un chèque de garantie personnel à Zurich, dans le cadre de la candidature du Maroc à l'organisation de la Coupe du monde 2010. Et le fait qu'il ait dépêché son frère, le prince Moulay Rachid, pour défendre la candidature marocaine est aussi un signal très fort”. Surtout, il ne sera pas le dernier. Quelques mois après la tenue des Assises du sport, la machine royale va se mettre en branle. Première annonce : la création de l'Académie Mohammed VI de football, une super-pépinière de joueurs professionnels. Un premier tour de chauffe pour la méthodologie du Palais, qui entend administrer un remède de cheval au grand corps malade. L'ordonnance : mettre de l'argent, beaucoup d'argent. Et placer des personnalités du sérail à la tête des instances dirigeantes. Othman Benjelloun (Finance.com), Anas Sefrioui (Groupe Addoha), Abdeslam Ahizoune (Maroc Telecom), Mustapha Bakkoury (CDG) et Moâtassim Belghazi (Ona) sont invités à mettre la main à la poche pour soutenir le projet royal. Et la direction de l'écurie de Sa Majesté est confiée au plus proche parmi les proches : Mohamed Mounir Majidi. Entretemps, ce dernier avait pris la présidence du FUS de Rabat, choisi pour devenir le cobaye de la nouvelle gestion des clubs. L'expérimentation sera momentanément freinée par les couacs accompagnant la “privatisation” du terrain abritant le stade du FUS. Fin du premier acte. Le président de Sa Majesté Le second acte s'ouvre avec une véritable révolution (de Palais). Début avril 2009, au lendemain d'une défaite des Lions de l'Atlas contre la sélection gabonaise, le général Housni Benslimane, inamovible patron du football marocain, annonce sa volonté de quitter la présidence de la Fédération. Le bal des prétendants à sa succession n'a même pas débuté que le roi y met fin, en faisant de Ali Fassi El Fihri son candidat. Sans rival déclaré, le directeur général de l'Office national de l'électricité (ONE) et de l'Office national de l'eau potable (ONEP) est élu à l'unanimité. Et qu'importe si les statuts de la FRMF stipulent que, pour y briguer un poste, un candidat doit justifier d'une expérience de 2 ans dans l'administration d'un club de football. ce dont Fassi Fihri ne peut se prévaloir. Le message est limpide : la lettre lue pendant les Assises du sport n'était pas un coup de colère impromptu, mais bien la première ligne d'une feuille de route tracée par le Palais, et dont les principaux jalons sont en train d'être balisés. Mohammed VI a manifestement enclenché sa propre stratégie pour gérer la chose sportive. Les différents chantiers, tels la construction des stades, la naissance de l'Académie de football ou le Comité d'élite olympique suivent leur cours, peu ou prou dans le respect des deadlines. La multiplication de projets peut-elle cependant être considérée comme une véritable politique sportive ? Difficile de répondre à la question. Si les annonces se succèdent, l'électrochoc tant attendu n'a toujours pas eu lieu. La nomination d'un nouveau bureau fédéral n'a pour le moment produit aucune action concrète, ni même des propositions de réforme. Quant aux 250 MDH promis aux sélections nationales, ils ne risquent d'avoir qu'un effet palliatif. “Ce geste, intervenu quelques jours après l'élimination du Maroc de la Coupe du Monde 2010, a surtout le mérite d'apaiser les tensions, accessoirement de donner un peu d'espoir en l'avenir”, commente Moncef Lyazghi. Et de nuancer : “Dans l'absence d'une véritable politique sportive, tous les efforts entrepris auront, comme par le passé, un effet très éphémère”. Pour le moment, la seule rupture intervenue depuis cette (re)prise en main de la gestion du football a été son passage du giron des militaires vers celui des civils. Ou plus exactement des technocrates, éternels chouchous de la stratégie royale. Pour autant, le modèle de gouvernance est-il si différent ? Certes, alors que Hassan II dirigeait le ballon rond avec une passion certaine, mais sans réelle visibilité, Mohammed VI tend vers une gestion plus rationnelle, davantage étalée dans la durée. Mais l'héritage hassanien n'est toujours pas soldé. Le choix de Ali Fassi Fihri, flanqué d'une équipe de fringants technocrates, est toujours le fait du prince. Et l'omniprésence (pour ne pas dire omnipuissance) de Mohamed Mounir Majidi reproduit les mêmes codes de gouvernance royale, à de menues différences près. “Hassan II a toujours placé des hommes du sérail, proches du Pouvoir. Sous son règne, ce sont les militaires qui s'imposaient, analyse Moncef Elyazghi. Aujourd'hui, la gestion du sport continue d'obéir à la même règle, seul le casting a changé”. Même la logique de communication est restée immuable. Au lendemain de chaque défaite, de chaque échec du sport national, le roi tente de rassurer, d'amortir la colère du peuple avec des mesures spectaculaires, sans vraiment toucher au cœur des problèmes. Le Makhzen a depuis longtemps saisi que le sport, et le football en particulier, était un véritable baromètre de la pression sociale. Dans le temps, les victoires de la sélection nationale avaient servi à “faire passer plusieurs pilules” à la masse, telle la hausse des prix de certains produits alimentaires. Le Makhzen a aussi appris à développer une capacité à transformer les défaites en petites victoires, les échecs en semi-réussites, à vendre le verre à moitié plein. Exemple : en 1998, l'élimination de l'équipe nationale dès le premier tour du Mondial français n'avait pas empêché Hassan II de recevoir ses Lions avec les honneurs, et de couvrir de louanges leur sélectionneur, Henri Michel. Aujourd'hui, si Mohammed VI impose à des entreprises et des institutions publiques de débourser la bagatelle de 250 MDH, c'est tout aussi certainement dans le but d'initier une sorte d'INDH sportive, d'acheter, au prix fort, un autre type de “paix sociale”. Le vrai défi Dans son livre, Moncef Elyazghi scinde l'histoire de la FRMF en deux périodes clés. Une première, s'étalant de 1957 à 1977, est marquée par l'absence d'élections du président, alors directement désigné par le roi. La seconde période, qui débute en 1977, correspond à la mainmise des militaires sur la Fédération. Si la première période avait créé des guerres intestines au sein de la FRMF pour gagner les faveurs du souverain, la deuxième étalait la volonté royale de faire régner la discipline militaire au sein de la FRMF. L'idée était aussi de mettre aussi à la disposition de la sélection nationale les moyens et la logistique militaires. Depuis le départ de Housni Benslimane, c'est une troisième ère qui s'ouvre. Et elle pose un premier défi : l'instauration d'une certaine transparence dans la gestion de la FRMF. Aussi étonnant que cela puisse paraître, il est actuellement difficile de cerner le budget de la Fédération. Car en plus de la dotation octroyée par le Ministère de la Jeunesse et des Sports, la FRMF a, depuis toujours, joui de subventions émanant de divers établissements publics. Il est important de signaler que la dotation du Ministère de tutelle n'a jamais été affectée à la première équipe nationale, mais à couvrir les dépenses des sélections des catégories inférieures (cadets, juniors, sélection féminine…). Quant à la Fédération elle-même, elle a toujours profité d'une indépendance de fait, rendue possible par la puissance de ses présidents successifs… qui dépassait les prérogatives d'un “simple” ministre ou secrétaire d'Etat. De manière autonome, et sous la férule de ses présidents-militaires (du colonel-major Driss Bamous, au général de division Housni Benslimane, en passant par le colonel-major Houcine Zemmouri) qui n'avaient de comptes à rendre qu'au roi, la FRMF a toujours puisé à l'envi dans les caisses des institutions publiques. C'est dans ce même cadre que Hassan II avait imposé à Bank Al-Maghrib (BAM) d'être le bailleur de fonds “officiel” de la sélection nationale, sans établir un quelconque plafond ou justificatif de dépenses. En 2000, BAM a ainsi déboursé 12,5 MDH, contre 7,5 en 2001 et 5 en 2002. 2003 fut l'année record, avec un chèque de 15 MDH. Le tout pour des résultats tout sauf satisfaisants. Aujourd'hui encore, le compte BAM est toujours ouvert, sans qu'aucune mesure de contrôle vienne le chapeauter. C'est donc à ce type de casse-tête que devront s'attaquer les hommes de Mohammed VI pour redorer le blason du football marocain. On leur souhaite beaucoup de courage… PAR MEHDI MICHBAL ET IMAD BENTAYEB