Ils ont réussi dans la finance, le négoce ou l'immobilier. Et à la différence de leurs parents, ils affichent sans complexe leur réussite matérielle. Entre opulence et bling bling, radioscopie du “way of life” des nouveaux riches marocains. Mardi 2 mai, circuit automobile de Marrakech. Après avoir garé sa rutilante Mercedes CLS dans un parking poussiéreux, Karim scrute les lieux d'un regard dubitatif. Il fait chaud, très chaud. Et surtout, il y a foule sur le parvis qui borde le circuit. Trop de visages connus, en direction desquels il esquisse des sourires de circonstance. Et trop de “peuple”. Même avec son “pass” VIP, offert par une relation de travail - et arrivé à son bureau sans qu'il n'en fasse la demande - il a dû, devant l'entrée, sacrifier à un rituel qu'il a en horreur : faire la queue. La prochaine fois, il prendra la peine d'appeler cet ami haut placé à la Wilaya de Marrakech. Rien à cacher ! Si toutefois il y a une prochaine fois. Karim fait une moue déçue. Certes, il ne s'attendait pas à retrouver ici la pluie de people ni l'ambiance sélecte du Grand Prix de Formule 1 monégasque. Mais il ne s'attendait pas non plus à se retrouver perdu au milieu de la foule, ni qu'on lui demande, dans un français approximatif, d'exhiber son badge avant de gravir l'escalier métallique menant vers les loges VIP. Si ça ne tenait qu'à lui, il aurait immédiatement rebroussé chemin. Mais il avait promis de passer voir des confrères, avec lesquelles il signera, si tout va bien, un juteux deal dès le mercredi suivant. Eh oui, le métier de banquier d'affaires a aussi ses contraintes… La profession a émergé depuis quelques années, à la faveur du développement du secteur financier et l'explosion du marché boursier. Fusions, rachats, introductions en Bourse… la multiplication récente des opérations requérant des compétences en ingénierie financière ont offert à beaucoup, comme Karim, une carrière en or et un salaire annuel à six chiffres… sans compter les “bonus”. D'autres secteurs économiques, ayant connu ces dernières années un boom sans précédent, ont également enfanté des success stories par centaines. C'est surtout le cas de l'immobilier, qui a bâti des fortunes en moins de temps qu'il ne fallait pour ériger un immeuble. C'est ainsi qu'est née une nouvelle “caste” de personnes fortunées, reléguant au rang de prolétariat des métiers jadis prestigieux comme la médecine ou l'enseignement supérieur (lire encadré : “Les nouveau métiers qui rapportent”). Signe particulier : à la différence de leurs aînés, les “nouveaux” riches éprouvent bien moins de gêne à afficher leur réussite. Bien au contraire. Le succès matériel est affiché, exposé, revendiqué. On est en tout cas loin de la sobriété et de la pudeur propres à la bourgeoisie traditionnelle marocaine. “Il y a un décalage entre ces deux générations. La nouvelle bourgeoisie hésite moins à exhiber ses signes de réussite sociale, analyse le sociologue Jamal Khalil. Cela résulte d'une évolution des mentalités, certainement influencée par la culture anglo-saxonne qui a une relation moins pudique avec l'argent”. Abdeslam(*), chirurgien plastique exerçant à Casablanca, voit les choses de manière plus terre-à-terre : “Je travaille dur pour gagner ma vie. Et si j'ai réussi, il est normal que j'en profite et que j'en fasse profiter les personnes autour de moi. Et si d'autres prennent cela pour de la frime, ce sont eux qui ont un problème”. Et d'ajouter : “Pour vivre heureux, vivons cachés ? Je n'y crois pas un seul instant !”. De là à faire sienne une autre sentence, celle du publicitaire français Jacques Séguéla, voulant que “si on n'a pas de Rolex à 50 ans, on a raté sa vie”, il y a un pas. Que l'on serait prêt à franchir, à condition de remplacer “Rolex” par “Mercedes” ou tout autre marque automobile de prestige. En effet, parmi les signes extérieurs de réussite, la “bagnole” reste une valeur sûre, un marqueur social qui s'impose comme une évidence. “La voiture, c'est le moyen le plus simple d'afficher son statut matériel dans l'espace public, explique cette psychologue casablancaise. Elle est devenue à elle seule une sorte de première carte de visite sociale et, partant, un investissement d'image presque obligatoire”. Résultat, on y va de bon cœur et on ouvre le chéquier sans trop lésiner sur le nombre de zéros. Et si les marques allemandes haut de gamme continuent à truster les garages des beaux quartiers, les goûts évoluent. Plutôt que la grande limousine, jugée trop statutaire, voire “beldia”, on ose davantage le gros SUV luxueux ou le rutilant coupé sportif. Tout l'enjeu est là : se différencier, sortir de la masse ! Aussi, Moulay Hafid Elalamy, ancien patron des patrons et président du groupe Saham, a choisi la félinité latine d'une Maserati Quattroporte. L'immobilier, valeur refuge Autre priorité pour le quidam fortuné : un logement décent. Ou plusieurs. Ils seront bien évidemment sise dans les beaux quartiers des grandes villes du royaume. À Casablanca, le nec plus ultra est certainement l'adresse se terminant par “Anfa supérieur”. Les moins “chanceux” se rabattent sur le triangle d'or ou le quartier Racine, des zones où le mètre carré se négocie, crise de l'immobilier ou pas, autour des 24 000 DH. Enfin, les amateurs de grands espaces et d'ambiances plus “vertes” s'exileront loin du tumulte urbain, vers les nouveaux lotissements résidentiels de Bouskoura. À Rabat, c'est Hay Riad, nouveau havre des gens fortunés et de la nomenklatura, qui tient le haut du pavé. À Tanger, centre névralgique de l'économie en devenir, les happy few se concentrent plutôt dans le quartier périphérique d'Anfa, sur la route de Cap Spartel, où le roi possède d'ailleurs une luxueuse résidence. Bien sûr, le patrimoine immobilier ne saurait se limiter à une résidence principale. Le Marocain aisé reste un aficionado de la pierre et aligne inévitablement une liste plus ou moins longue de résidences secondaires ou de propriétés, perçues d'abord comme un investissement sûr. Leurs préférences géographiques ? L'indéboulonnable Marrakech et sa palmeraie, bien sûr. Mais aussi dans les nouvelles stations balnéaires (merci, le Plan Azur), que ce soit dans le nord du Maroc (notamment Saïdia Mediterranea, réalisée par Fadesa Maroc), à Bouznika (Bahia Beach, projet lancé par l'ONA et Emaar) ou à El Jadida (station Mazagan, aménagée par Kerzner Beach Resort), en attendant Taghazout. Ceux qui ont la chance d'avoir des liens d'affaires à l'étranger poussent le luxe jusqu'à s'offrir un pied-à-terre parisien ou niçois, une petite villa à Marbella, voire un plateau dans un gratte-ciel dubaïote. Bien évidemment, chacune de ces propriétés sera décorée avec le goût, et surtout, le budget nécessaires. Et c'est Madame qui dirigera les opérations, avec l'assistance grassement rémunérée d'un décorateur. Ce dernier sert de conseil pour les achats de mobilier griffé, acquis à prix d'or auprès des quelques enseignes haut de gamme qui ont ouvert leurs portes dans les grandes villes du pays. Et si cela ne suffit pas à combler les desideratas, rien n'empêche d'aller choisir les meubles idoines à l'étranger et de les faire acheminer dans un joli petit conteneur. La sélection du linge de maison, de la vaisselle et de l'argenterie obéira comme de bien entendu au même raisonnement. Et on s'en doute, dans un cas comme dans l'autre, la facture est souvent salée. “C'est quand même idiot d'investir des millions de dirhams dans une maison, pour la meubler ensuite de bric et de broc”, justifie ce jeune promoteur immobilier, amateur inconditionnel des créations du designer français Philippe Starck. L'immobilier sert aussi de relais d'investissement, depuis que le casino boursier s'est enfoncé dans la déprime. Et la nouvelle formule en vogue est l'immobilier résidentiel locatif. Le concept : acheter une résidence dans une zone à vocation touristique, et en confier la gestion locative à des structures spécialisées. Ce placement est assorti d'un rendement annuel garanti qui démarre à 6%, et qui peut culminer à 12% ! Une manière aussi efficace que sûre de faire fructifier son patrimoine. Et il faut croire que la demande est bien là : pour écouler leurs nouveaux produits, tous les mastodontes de l'immobilier en font, en ces temps de crise, un argument de vente quasi infaillible. Le consommateur idéal, ou presque… Et il en faut des arguments pour convaincre cette catégorie de prospects, courtisée de toutes parts. Leur pouvoir d'achat élevé en fait effectivement la cible rêvée de tout commercial ou vendeur qui se respecte… à condition de pouvoir proposer le produit qui fera mouche. Une tâche pas si aisée, tant cette clientèle est exigeante et, surtout, pointilleuse sur un critère essentiel : l'exclusivité. Car si le riche “new wave” n'a pas peur du conformisme, il a une hantise : la démocratisation. Il ne veut pas seulement ce que les autres n'ont pas, mais surtout ce qu'ils ne peuvent pas avoir. “C'est comme s'ils étaient constamment à la recherche de ce qui les différenciera du commun des mortels, de ce qui les fera entrer dans un club aussi fermé que virtuel, explique le responsable marketing d'une multinationale d'électroménager et de produits électroniques. Un conseil : n'essayez jamais de leur vendre quoi que ce soit en parlant de rapport qualité-prix”. On imagine les migraines que doit endurer notre interlocuteur pour placer un téléphone mobile, un écran plat, un home cinema ou un réfrigérateur… Ces équipements électroniques, devenus de plus en plus abordables, jouent désormais difficilement un rôle d'identifiant social. Qu'à cela ne tienne : il y aura toujours des marques et des produits premium pour distinguer les CSP. Le téléphone portable ? Forcément un Apple iPhone (officiellement indisponible au Maroc), pour son côté “geek”, un Blackberry, pour la jouer “pro”, ou un Nokia 8800 Gold Arte, tellement bling bling. Le nec plus ultra : un modèle chez Vertu, dont les tarifs démarrent à… 40 000 DH (!) et qu'il faudra impérativement acquérir à l'étranger. Également hors de prix, les écrans LCD Loewe, la Hi-Fi Bang&Olfsen ou les haut-parleurs Bowers&Wilkins, des marques “plus exclusif que moi, tu meurs”, sont en revanche commercialisées au Maroc. C'est aussi le cas de nombreuses griffes de la haute couture (comme Dior, Roberto Cavalli, Lanvin, Louis Vuitton…), de la joaillerie (Cartier, Piaget, Chopard…) et de la haute horlogerie, dont les points de vente ont désormais pignon sur rue à Marrakech, Rabat ou Casablanca. “Auparavant, cette catégorie de clients allait faire ses emplettes en Europe, affirme cette vendeuse dans une boutique sise sur la rue Aïn Harrouda, surnommée la Place Vendôme casablancaise. Aujourd'hui, elle peut trouver ce qu'elle recherche sur place, le service personnalisé en plus”. Et que recherche-t-elle ? “Depuis quelques années, la clientèle s'est faite plus nombreuse et plus jeune, explique le gérant d'une boutique de haute horlogerie casablancaise, qui a préféré garder l'anonymat. En parallèle, ses goûts ont changé : elle veut plus de fantaisie, moins de classicisme”. Derrière ces termes très diplomates, il faut comprendre : des produits moins discrets, pour ne pas dire du clinquant (lire encadré : “Le règne du bling bling”). D'où le succès des grandes tailles et de l'or rose pour les montres masculines, des incrustations de pierres précieuses chez les femmes… et les tarifs qui vont avec. Mais quand on aime, on ne compte pas. La même tendance a cours dans l'habillement et les accessoires : le sac Louis Vuitton Monogram multicolore, qui n'est pas un modèle de discrétion, est l'un des best-sellers du malletier français au Maroc. Et aussi le préféré des contrefacteurs. Au grand dam des amatrices fortunées, dépitées de voir le même article accroché au bras du commun des mortelles lors des soirées en ville. Des loisirs “larger than life” Car nos représentants de la CSP A+ sont aussi de bons consommateurs en matière de loisirs. Et là aussi, ils ont leurs petits caprices, leurs petites excentricités. Peu regardants à la dépense, ils sont systématiquement à l'affût du dernier lounge à la mode, de la dernière table de la ville. Et gare aux lieux élus s'ils deviennent trop “mainstream”, s'ils perdent leur étiquette “branché”. La sanction est souvent immédiate : aussi vite qu'ils en ont fait leur cantine, ces faiseurs de tendance désertent le restaurant ou le bar déchu. “C'est une clientèle difficile et très volage. Mais c'est elle qui bâtit la réputation et la notoriété d'un établissement, reconnaît ce restaurateur casablancais. Et pour tout vous dire, la santé de mon business en dépend énormément”. Il arrive cependant que les “nouveaux” riches délaissent, le temps d'une soirée, leurs temples du moment pour des endroits moins chic, moins tendance. Mais on y va plutôt pour s'encanailler, (re)découvrir de nouvelles sensations, comme un touriste s'aventurerait dans une contrée exotique. Avant de revenir, bien évidemment, à ses bonnes habitudes cosy. Autre poste budgétaire généreusement pourvu : les voyages. Et là, on ne mégote pas. Paris ? Juste pour un rendez-vous de travail, ou en week-end pour voir les copains installés là-bas. L'Espagne ? Mouais, pour une partie de golf ou le Clasico Real-Barça. L'Italie ? Pour le shopping et les soldes chez les grandes marques. La Turquie ? Vous voulez rire ? Quant aux vacances, les vraies, elles prendront place sous des cieux bien plus lointains, les plus “larger than life” possible. “C'est ma manière de me récompenser moi-même pour avoir réalisé une bonne année”, explique avec satisfaction Hassan(*), banquier d'affaires casablancais. Destinations du moment : les Etats-Unis, toujours une valeur sûre, comme le Japon ou l'Australie, la Chine étant en perte de vitesse. Il y a aussi les classiques, comme Cuba, la République dominicaine ou le Brésil. Et puis il y a ces voyages hors des sentiers battus, comme un Safari au Kenya ou une longue virée en Amérique latine. Hors des sentiers battus, peut-être, mais jamais sans un minimum (maximum ?) de confort. L'aventure, oui, mais pas ses désagréments. Et surtout, ne jamais oublier son caméscope dernier cri, ni le fringuant SLR numérique “professionnel”, histoire d'épater son entourage par images interposées, et lui prouver que “oui, elles étaient exceptionnelles, uniques, ces vacances” ! Fatalement, la quête sans fin de l'exclusivité finit par prendre pour étalon le symbole suprême de la puissance : le roi. De quoi faire naître des comportements de mimétisme assumé, frisant parfois le ridicule. Il a ainsi suffi que le monarque fasse ses tournées dans les 4 coins du Maroc au volant d'un Range Rover Sport pour que ce 4x4 devienne un best-seller chez ses sujets. Idem pour quelques labels de la haute horlogerie, qui n'ont connu le succès au Maroc qu'une fois leurs modèles aperçus au poignet de Sa Majesté. Et depuis qu'il en a fait sa favorite, Courchevel n'est plus une station de ski parmi d'autres, mais le spot enneigé où il fait bien d'être vu. Et que dire de la fièvre qui s'est emparée du marché de l'art, transformant la majorité des “gens qui comptent” en amateurs de peinture. Et, avant tout, en émules de Mohammed VI. (*) Les noms des personnes ont été changés à leur demande. PAR HICHAM SMYEJ