Gynécologues, religieux, politiciens et membres de la société civile sont conviés à débattre de l'avortement en octobre prochain. Objectif : briser le tabou et, éventuellement, revoir les textes de loi. Inès est tombée enceinte et cherche à se faire avorter. Sur les conseils d'une amie, elle se rend au cabinet d'un gynécologue “habitué à faire ce genre d'interventions”. Le médecin veut bien réaliser ladite opération, mais en échange d'un cachet de 2600 DH en liquide et de la promesse d'une totale discrétion. Et pour cause : au Maroc, l'interruption volontaire de grossesse (IVG) est strictement prohibée par la loi. Et ce même dans les cas extrêmes, comme les grossesses provoquées par un viol. C'est dans le but de briser définitivement ce tabou et mettre à jour une législation sévère qu'un grand débat national autour de l'IVG est dans les tuyaux. Depuis quelques semaines, l'Association marocaine de la planification familiale (AMPF) prépare cette rencontre pluridisciplinaire, qui devrait se tenir courant octobre à Rabat. “Elle réunira des médecins, des religieux, des juristes, des membres de la société civile ainsi que des représentants de partis politiques”, annonce Mohamed Graigaa, directeur exécutif de l'AMPF. Rencontre pluri-disciplinaire L'opportunité d'une telle rencontre s'est faite sentir avec plus d'acuité depuis la publication, en novembre 2008, de nouveaux chiffres sur la pratique d'IVG clandestines. “Six cent avortements médicaux clandestins sont pratiqués chaque jour, selon mes projections obtenues à partir des cas enregistrés à Rabat. Un chiffre auquel il faudrait ajouter 150 à 200 interventions non médicales (à l'aide de substances abortives). C'est alarmant”, s'inquiète le professeur Chafik Chraïbi, chef du service gynécologie de la maternité de Rabat. À l'origine cette grande messe était prévue pour mai dernier, avant d'être finalement reportée pour le mois d'octobre. “Nous avons préféré l'organiser à la rentrée, bien après le ramadan pour avoir un maximum d'intervenants. Nous voulions surtout éviter que l'initiative ne soit récupérée par les partis à des fins politiciennes en cette année électorale”, argumente Mohamed Graigaa. La présence de représentants des partis politiques est d'ailleurs très attendue, mais pour l'heure, ils ne se bousculent pas au portillon. Une loi anachronique Paradoxalement, ce sont les islamistes du Parti de la justice et du développement (PJD) qui ont été les premiers (et jusqu'à présent les seuls) à réagir aux statistiques et à se dire ouverts au débat (même s'ils contestent la méthode, voir encadré). Le 23 décembre 2008, le PJD avait même soulevé, pour la première fois, la question au Parlement et appelé à l'ijtihad quand les médecins sont face à des cas extrêmes (viols et incestes notamment). Pour le moment, “les autres formations politiques n'ont malheureusement pas encore pris part au débat”, regrette Pr Chraïbi. Le premier objectif de cette rencontre est donc de pousser les formations politiques à se positionner et à réfléchir sur la question. Second challenge, bien plus ardu : faire du lobbying pour une réforme des textes de loi, “qui datent de 1948”, fait remarquer Mohamed Graigaâ. Et ceux-ci sont particulièrement sévères : l'article 453 du Code pénal stipule que le médecin auteur d'une IVG clandestine risque 1 an à 5 ans de prison ferme, tandis que la femme qui a recouru à ses services encourt, elle, entre six mois et deux ans d'emprisonnement. En cas de récidive, les peines sont doublées. Dernier objectif : sensibiliser et combattre l'avortement "non médicalisé", réalisé à l'aide de substances chimiques ou traditionnelles, qui entraîne la majorité du temps des complications (hémorragies, stérilité…). Pour préparer ce débat national, plusieurs études sont en chantier. “Nous avons initié une étude épidémiologique et quantitative pour avoir des chiffres plus précis. Nous nous penchons également sur les textes religieux et les expériences d'autres pays arabo-musulmans”, explique le directeur exécutif de AMPF. Le Maroc suivra-t-il le chemin tracé par la Tunisie, aux lois bien plus libérales en matière d'IVG ? Réponse en octobre prochain… si l'initiative n'est pas avortée entre-temps ! Zakaria Choukrallah