La revue Souffles (1966-1973 ) Espoirs de révolution culturelle au Maroc», ainsi s'intitule la thèse de doctorat de littérature comparée soutenue en Sorbonne, le 4 juin, par Kenza Sefrioui (mention très honorable avec félicitations du jury). Ce beau travail offre sur plus de 1.100 pages une histoire de l'aventure littéraire et politique d'intellectuels pas tous d'accord pour le «Grand Soir» mais soucieux de modernité. Ce terme de «révolution culturelle» choisi par Kenza Sefrioui décrit la revue «Souffles» et accessoirement l'organisation Ilal Amam. Les intellectuels et artistes chinois de l'époque considérée tiendront pour sûr que leurs homologues marocains l'ont échappé belle mais, on n'imagine pas un Abdellatif Zeroual, qui paya de sa vie son engagement, avoir eu pour objectif de mener quiconque à la trique ! L'expérience de journaliste de Kenza Sefrioui ne nuit pas à sa rigueur d'universitaire. La chercheuse décrit l'aventure de la revue fondé par Abdellatif Laâbi comme un projet évolutif devenu un projet d'opposition. Attentive à la réflexion qui eut alors cours à propos de la culture nationale, Kenza Sefrioui choisit de clore sa monumentale recherche en citant des vers d'Ahmed Bouanani : «Vois-tu nous avons d'abord bâti dans du sable. / Puis nous avons bâti dans du roc, / La foudre a brisé le roc. / Il faut qu'on pense sérieusement à bâtir / Dans l'Homme». Or, si un poète a le sens et le goût des «vrais gens», c'est bien Ahmed Bouanani, que sa page accueille un poème ou un scénario. Le plus lucide parmi les dizaines de témoins de l'époque dont les paroles sont recueillies, d'Abdelkader Lagtaâ à Ahmed Herzenni c'est sûrement le regretté Mohamed Leftah, écrivant depuis le Caire, à Kenza Sefrioui : «De jeunes intellectuels et poètes, la majorité d'entre eux maîtrisant le français mieux que l'arabe, à travers des manifestes théoriques incendiaires et une écriture iconoclaste et transgressive, prônaient dans le même mouvement un art au service du peuple, dont l'écrasante majorité était analphabète. En fait, je pense aujourd'hui que c'est la troupe de Nass El Ghiwane, née au début des années 70, qui a réussi à créer cet art dénonçant l'injustice, éveillant les consciences et accessible au peuple, qu'ambitionnait une revue d'avant –grande mais qui ne pouvait être objectivement, malgré toutes les bonnes intentions de ses animateurs, qu'élitiste et à la diffusion restreinte». Kenza Sefrioui a bien sûr recueilli le témoignage, très sobre, d'Abdellatif Laâbi qui connut tortures et prison et celui de son épouse Jocelyne qui a raconté cette histoire et la sienne dans un beau livre «La liqueur d'aloès» (La Différence) Le regretté Abdelfettah Fakihani évoque Anfâs : La revue «Anfâs» a «popularisé la critique économique, politique et culturelle sous un angle marxiste. La revue «Souffles» d'avant 1970, c'est autre chose. C'était en fait une revue littéraire de gauche ou plutôt une revue de littérature protestataire». Le témoignage lucide de Mostafa Boaziz, professeur à l'Université Aïn Chock de Casablanca et membre du jury de soutenance de Kenza Sefrioui ne repeint pas «Souffles» aux couleurs d'une épopée décisive. Plutôt qu'une célébration ignorante de ce qu'on feint de célébrer, attitude trop souvent rencontrée à propos de «Souffles» la thèse de Kenza Sefrioui partage un savoir soigneusement acquis à propos de l' aventure littéraire à laquelle participèrent au début Mohammed Khair-Eddine et Tahar Ben Jelloun et qui fut aussi un moment de la vie intellectuelle et politique. La sympathie de la chercheuse en littérature ne la rend pas sourde au risque de survaloriser la revue et ses effets. Cette thèse restera comme une étude pionnière consacrée à une revue maghrébine. Les dizaines d'entretiens trans crits avec les figures les plus diverses de l'intelligentsia, des poètes ainsi que des peintres marocains, algériens et français, font de ce travail un atelier de réflexion qu'on espère voir publié dans des conditions le rendant accessible au plus grand nombre. Aussi mesuré-je le privilège d'en avoir pris connaissance. Sa lecture représenta pour moi un moindre effort que le transport du sac en plastique accueillant 1.100 pages qui pourraient faire naître des vocations d'haltérophiles et on l'espère, de revuistes renouant avec l'avidité intellectuelle, de poètes, de peintres et d'intellectuels, ces gens qu'aucune société ne gagne à trouver encombrants.