Chiens errants et arganiers» d'Annie Devergnas-Dieumegrad parut en 2003 à l'Harmattan. La chercheuse y explore le monde naturel dans l'imaginaire des écrivains marocains de langue française. Ce travail d'une ampleur confondante se place opportunément sous le contrôle de vers d'Abdellatif Laâbi dans «Tous les déchirements» : «Tu commences à reconnaître / les êtres familiers de ton bestiaire, les essences de ta flore, la tribu de tes mots». C'est l'entreprise tout à la fois empathique et critique que réussit la chercheuse, presque au-delà de toute espérance, en s'adossant à un corpus d'œuvres qui non seulement n'exclut personne mais mieux encore comporte de nombreuses révélations d'auteurs peu ou mal lus, sans omettre les ouvrages publiés à compte d'auteur au Maroc et en France. On regrettera cependant que la chercheuse ait tendance à attribuer aux écrivains eux-mêmes les péripéties et les attitudes de leurs personnages. Sa passion de l'exhaustivité profite à «la course folle de la jument verte» d'Aïssa Ikken évoquant tel conté dans Kalila et Dimna, mais aussi aux Perdants orgueilleux de Mohamed Bouqsim Errasmi placés devant «un paysage inexpugnable». Plus de 200 auteurs ont été lus. Voici chacals, loups et lions et des hommes, des femmes et des enfants sous les arbres et humant les fleurs, dans les jardins, près des sources. Un Ali Skalli peut écrire : «Les bêtes, d'instinct, / Sentent la peur, connaissent la faim : / Bêtes que j'aime. Bête moi-même». Les auteurs canoniques sont évidemment à la fête dans «Chiens errants et arganiers». L'incontournable Mohammed Khair-Eddine est moult fois cité avec le bestiaire national et universel qu'il redessinait savamment et impliquait autant que les protagonistes humains d'un théâtre romanesque dont chaque représentation est une offense à la sieste. Tout est à louer dans le travail d'Annie Devergnas Dieumegard. Même sa tendance à ne pas hiérarchiser drastiquement les œuvres convoquées n'affaiblit pas son propos car elle recherche des résonances, des rémanences et des invariants au moins autant qu'elle accepte les vertiges. Ses recensions marquées par le démon de l'exhaustivité mènent à l'invention d'une féérie pour un autre monde, celui qui palpite au-delà des importances bouffonnes et des fatalités programmées. L'auteure de «Chiens errants et arganiers» ausculte, certes, des romanciers féconds mais, quand elle s'attache à des poètes trop inaperçus, elle semble soudain exulter. Elle convoque ainsi les deux premiers recueils de Mohamed Hmoudane. C'est un saut d'animal littéraire sur le langage. Bien attrapé et qui se rend aux raisons et aux rêves du poète. Annie Devergnas-Dieumegard y retrouvera donc ses chiens errants : «C'est à l'aube / Humectée d'embruns / l'aube fuligineuse peuplée / D'ombres / De bêtes nourricières / Et de chiens errants / Que j'y vagabondais / … / Cette ville peu probable / Infestée de passé». Les chercheurs s'en donnent à cœur-joie avec la littérature marocaine de langue française. Rappelons incidemment l'assez prodigieux travail de Jeanne Fouet «Driss Chraïbi en marges» (L'Harmattan, 1999) qui renouvelait, de fond en comble, le regard sur l'auteur d'«Une enquête au pays». Un chercheur marocain, Khalid Idouss, apporte lui quelques lumières sur les labyrinthes de la vie intérieure avec «Le rêve dans le roman marocain de langue française». (L'Harmattan, 2002) Devergnas-Dieumegard est bachelardienne. Jeanne Fouet soumet l'œuvre de Chraïbi aux révélateurs suggérés par Gérard Genette. Khalid Idouss puise, lui, ses intuitions chez Bachelard, Bakhtine ou Barthes, s'aide de Derrida ou d'André Green. Etudiant des œuvres de Ben Jelloun, Binebine, Chraïbi, Khatibi, Laâbi, Sefrioui ou Serhane, le jeune chercheur accomplit un beau travail d'orpailleur finement attentif. La démarche «scientifique» qui est la sienne réussit à ne pas être rébarbative parce qu'il y a mis un entrain et une curiosité sans lourdeur.