Abdellah Baida A la Une de l'édition du week-end dernier du journal « Le Soir échos » (23-25 avril 2010), attire l'attention une caricature assez troublante : la tombe du théâtre marocain devant laquelle se recueille la représentation du cinéma qui annonce ce mauvais augure : « Je vais pas tarder à vous rejoindre mon ami ». Horrible constat et terrible prémonition. Je me retourne vers les rayons de ma bibliothèque en quête d'une pièce de théâtre récente. « Cette belle poussière jaune d'Uruk » (Edition L'Harmattan, Coll. « Théâtre des 5 continents », Paris, 2009), écrite par Ahmed Hafdi, saute immédiatement à mes yeux. Uruk est une terre blessée. Hafdi avait déjà publié une autre pièce en 2006 intitulée « L'Invité d'Allah ou l'orphelin grain de sable » (Ed. Le Manuscrit). L'auteur fait allusion à l'Irak mais cette terre pourrait être n'importe quel autre pays du « tiers monde ». C'est sur ce terrain que surgit Gilgamesch. Ce dernier provient directement de la mythologie mésopotamienne, il est le roi de la cité d'Uruk où il aurait régné vers 2650 av. J.-C., ainsi qu'un dieu des Enfers. Il est le héros de plusieurs récits épiques réputés dans l'histoire. Ahmed Hafdi de Béni Mellal a bien le droit de se l'approprier aussi. C'est ce qu'il a fait dans cette pièce de théâtre préfacée par Thierry Poyet et orientée vers la dénonciation des souffrances du peuple de la terre d'Irak. L'auteur confie au sujet de ses motivations : « L'Orient m'a toujours fasciné. En lisant l'épopée de Gilgamesh, première aventure de la raison humaine, selon l'essayiste Ferras Assawah, j'ai eu ce sentiment étrange que l'origine de l'homme est de cette terre sainte, du moins la mienne… Scandalisé par l'horreur qui rampe impunément sur cette terre sainte, j'ai décidé d'écrire ! ». Cette pièce m'interpelle par son style bien ciselé, par son ancrage dans une tradition épique universelle et par l'agencement bien savant qu'adopte son auteur pour faire progresser l'action. En fait, il y a peu d'action mais il y a un débat. Les discussions rappellent les drames shakespeariens où le despote est traqué par des hallucinations qui lui font payer son acharnement sur son peuple. Le texte est très poétique, on peut même avancer que c'est un long poème, et les personnages rappellent et revivent les balbutiements de l'humanité. Un commencement qui en rappelle un autre, voire d'autres. On est face à l'éternel retour dans un univers historico-mythique : Gilgamesh est ressuscité pour sauver Uruk déchirée. La suite ? c'est une polémique, comme on peut s'y attendre, mais la pièce se fait poétique et c'est ce qui la sauve. Ahmed Hafdi s'attelle à revisiter certains textes fondateurs, à relire l'épopée de Gilgamesh et à réécrire le mythe de l'éternel retour. Tout au long de la pièce reviennent des interrogations sur la vie, l'existence, la mort, l'éternité, le pouvoir et l'amour… En effet, le voyage permet souvent d'interroger le présent. Le manifeste d'Abdellatif Laâbi, «Pour un Pacte national de la culture » (publié dans l'édition du 29 avril du journal « Le Soir échos »), tombe pour moi exactement entre l'image de la caricature citée plus haut et ma lecture de la pièce d'Ahmed Hafdi. Et j'en suis perplexe. La vraie question est : le Marocain « moyen » ou « ordinaire » ou « tout ce qu'on veut » … peut-il lire et saisir sans entraves la vraie portée de la pièce d'Ahmed Hafdi ? Peut-il saisir « Cette belle poussière jaune d'Uruk » ? Dur, dur de dire oui ! J'en reviens au manifeste d'Abdellatif Laâbi qui part du constat de la crispation qui marque la scène culturelle marocaine en relevant le paradoxe (flagrant d'ailleurs !) entre le choix de la démocratie-modernité qui est devenu depuis assez longtemps, le «slogan» de la «nouvelle ère » (alâahd aljadid !) et l'occultation de la dimension culturelle. Laâbi insiste, avec raison et j'adhère totalement à son manifeste, sur la nécessité d'intégrer dans le processus de développement et dans tous les plans « plus ou moins urgents » la composante culture. C'est la seule condition pour qu'on puisse comprendre et apprécier à leur juste valeur des pièces de théâtre comme celles d'Ahmed Hafdi et d'autres. Loin du pessimisme régnant (et pour cause !), je conclus sur ces propos rayonnants extraits de « Cette belle poussière jaune d'Uruk » : « Bientôt sur cette colline/ jaillissement d'oranges, / D'abricots, de jasmins./ Bientôt sur cette colline/ Un matin/ Les douces muses viendront/ Les belles gazelles se livreront/ A une danse éternelle/ Près de l'onde sacrée/ Sous le bel astre/ Qui s'allume./ Bientôt sur cette colline/ L'amour étendra son empire… » (p. 20). Je veux bien : Gardons espoir !