Miraculeux, historique, incroyablement chargé de densité humaine, « El Gusto » est le documentaire événement qui marque la filmographie de l'Algérie au XXIe siècle. Le choc visuel, esthétique de la Casbah d'Alger, qui vous inonde de sa lumière dorée, comme une rivière de caramel, baigne le film durant près d'une heure trente. C'est dans l'échoppe d'un miroitier, Mohamed el-Ferkioui, ancien musicien de l'Orchestre El Gusto que l'histoire de Safinez Bousbia et de ces hommes, juifs, musulmans, frères humains algériens, réunis il y a plus de quarante-cinq ans pour leur goût de la musique, commence. La voix off de la jeune réalisatrice nous guide à travers les venelles tortueuses de la Casbah, personnage à part entière d'« El Gusto » et sur les pas de ces musiciens que l'on découvre sur de vieilles photos en noir et blanc des années 50, fringants, princiers, faisant entièrement corps avec leurs instruments en accord avec le temps de leur gloire sur les places d'Alger. Une autre photo montre les élèves d'une classe du conservatoire que dirige feu El Hadj Mohamed El Anka, grand maître du chaâbi, la musique populaire de la Casbah. Ce nom, tel le refrain entêté d'une chanson du genre, viendra ponctuer la narration, du film. Il est celui qui a participé à asseoir le rayonnement du chaâbi, musique des bas-fonds, rendue finalement honorable aux yeux de tous. La nostalgie et l'émotion traversent les yeux du miroitier, « Tu m'as emmené très loin dans mes souvenirs », confie-t-il à Safinez. « Où sont tous ces musiciens aujourd'hui ? ». Cette question en «beat» majeur, telle une quête qui va dès lors habiter la réalisatrice, née en Algérie il y a plus de vingt-trois ans, d'origine irlando-algérienne, est donnée. Ainsi, en retournant sur les traces du chaâbi, Safinez va raviver les destins, mais aussi les mémoires et l'Histoire. L'avant et l'après-guerre d'Algérie, que ces musiciens ont vécues dans leur chair. Le vrai bonheur de vivre ensemble, où « juifs et musulmans étaient en parfaite harmonie », se souvient l'un des musiciens retrouvés à Paris. Quant au comédien Robert Castel, il raconte le racisme, arrivé en France, et cette insulte « sale pied noir », un soir de concert. Et, le chanteur Ahmed Bernaoui, décédé en mai 2011, évoque son enrôlement par le FLN, puis les tortionnaires formés par le général Massu qui lui brisèrent le bassin. Un autre musicien nous plonge dans l'univers du milieu, où « Ali la terreur » inspirait la crainte et adorait le chaâbi, aux abords du port. La force du chaâbi face à la beauté d'Alger On respire, on découvre, on vibre au rythme du « gusto », ce mot algérois qui désigne « le plaisir » de caresser l'instrument chez ces musiciens. Ils ont bercé pour certains nos enfances et nos adolescences, jusqu'à la quatrième génération d'enfants d'immigrés algériens. Ce n'est pas qu'on n'a pas aimé être nourris au biberon de la chanson à texte française mais, quelle force, quel choc nous ont tenaillés au plus profond de nos racines arabes, dès qu'on entendait dans l'Hexagone, les premières notes de « Ya Rayah », l'originelle chanson de feu Dahmane El Harrachi, reprise par Rachid Taha. On savait d'emblée qu'il s'agissait plus que d'une simple chanson : un appel de nos ancêtres qui chantaient la liberté, la dignité, le retour aux sources imparable. Suit la séquence située au Port d'Alger, accompagnés de Safinez et du jeune cinéaste et producteur algérien, Mounes Khammar, les hommes prennent le large et leur envol, à l'image des oiseaux qui traversent le ciel nimbé d'un bleu azur pour Marseille. « El Gusto » est à présent reformé pour le plaisir de tous. Le premièr concert est une orfèvrerie, un pur feu d'artifice chaâbi qui enflamme les spectateurs. « Même si on gratte les murs de la Casbah, les poèmes de Hadj Mohamed El Anka ressurgiront, gravés à jamais sur la pierre… », lâche sans ambages, Mohamed el-Ferkioui. Fruit d'un travail de dix années, puisque Safinez Bousbia s'est consacrée au projet de ce film, depuis 2003, « El Gusto », d'un budget de 3 millions d'euros, a été projeté dans les établissements scolaires et les universités en France et aux Etats-Unis. « J'ai été très touchée par la présentation du film à Casablanca, le public y a été particulièrement réactif et n'a cessé d'applaudir les personnages durant la projection, les Marocains m'ont dit, ma grand-mère, mon grand-père sont algériens et on les a retrouvés à travers votre film. Il y a un lien d'une rare force autour de cette histoire », conclut-elle. La réunion de ces disciples de talent se fera également à Rabat, le 31 mai, lors du Festival Mawazine, puis le 12 juin au Festival des Musiques Sacrées de Fès. Pour l'amour du « gusto »…