Hassan Aourid, plus connu comme personnage public que comme auteur, nous livre une version romancée de l'histoire des Morisques, musulmans d'Espagne forcés à la conversion du temps de l'Inquisition. Chihab-Eddine, le personnage dont l'histoire est raconté a réellement existé, mais l'auteur l'a rendu plus humain en imaginant, tout en restant très fidèle à l'Histoire, les aspects qui font la différence entre un repère historique et le parcours d'une vie avec tous ces petits détails d'émotions, de rêves et de questionnements qui font l'homme. Le Soir Echos vous propose de découvrir ce roman tout au long de l'été en épisodes quotidiens, pour (re)découvrir cette période de la grandeur de l'Islam et vous évader en compagnie de personnages au verbe haut et à la pensée profonde.Bien que l'histoire se passe au XVIe siècle, les ressorts philosophiques qui l'animent, transposés dans un contexte contemporain restent d'une actualité vivace. Un livre qui grâce à l'érudition de Hassan Aourid, écrit dans un style agréable ne manquera pas de captiver l'attention des lecteurs.Episode 20 Vicente Carducho (1576-1638), la Explusion de los moriscos de 16O9. Crayon et plume sur papier. 1627. Musée du Pardo à Madrid. Je pensais avoir emporté la bataille contre ma passion. Je me montrais plus distant à l'égard d'Eugénie. Je savais que tant que je n'avais pas succombé à mes désirs, je demeurais maître à bord, mais qu'il suffisait que je touchasse au fruit interdit pour que je fusse emporté vers des rivages inconnus. Je souffrais et priais pour atténuer mes tourments. Je restais cloîtré ma chambre, lisant le Coran, ou égrenant des prières. Qu'Allah me vienne en aide ! Un jour, en milieu de matinée, Eugénie frappa à ma porte. Mes compagnons étaient sortis pour prendre l'air et dissiper leur ennui. J'ouvris la porte. Ce fut comme une révélation ! Comme si je voyais Eugénie pour la première fois. Ses yeux, grands ouverts, sa chevelure qui lui descendait sur les épaules, sa poitrine, son corsage. « Mon Dieu, Aie pitié de moi, mon Dieu, pourquoi M'éprouves-tu ? » Ainsi donc vous ne voulez plus me voir ! dit-elle avec une triste mine. Aucunement. J'étais malade. C'est lorsqu'on est malade qu'on a besoin de compagnie. Je n'ai su quoi dire. Voulez-vous qu'on marche un peu ? ponctua t-elle. Claro, volontiers. Elle n'a pu réprimer un sourire de me voir mélanger le castillan et le francien. Nous sortîmes. Je demeurai silencieux. Elle interrompit le silence : Je viens de lire que les Mahométans répugnent aux représentations physiques de l'être humain. J'étais soulagé que la discussion eût pris une telle tournure. En effet, l'Homme n'a pas à reproduire d'image de peur qu'il ne succombe à son effet et l'adore au lieu d'adorer son Créateur. Nous autres chrétiens nous n'adorons pas les figures. Il est bien dit dans les dix commandements que l'Homme ne doit pas faire de représentation. Bordeaux au 17e siècle. Croyez- vous aux dix commandements ? Nous y croyons. Ils ne figurent pas dans un seul texte à proprement parler, mais ils sont éparpillés dans plusieurs chapitres du Coran. En quoi une représentation peut-elle perturber la foi ? L'image n'est pas la réalité. Elle y renvoie. Il y a risque à ce que l'image se substitue à la réalité. Rares sont ceux qui sont capables de faire la distinction entre l'image et la réalité. Le discernement n'est pas la chose la mieux partagée au monde. Nous dépassâmes les constructions et abordions les champs. Les jardins n'étaient bordés d'aucune clôture, mais tout au plus d'un fossé, à la fois pour délimiter le verger et empêcher les vols. Nous marquions un arrêt, Eugénie amorça la descente. Le mouvement souleva sa jupe. Je tressaillis. Mon cœur battait. Que Dieu me pardonne. C'était plus fort que moi. J'ai cédé, ou plutôt j'allais céder. Je la prendrais dans mes bras dans ce lieu isolé, je l'embrasserais, je la caresserais. Le mouvement m'emporta et mon corps glissa. Je me trouvai allongé à ses pieds. Elle en ria. Elle me tendit la main, je la pris, mon corps fut pris d'un tressaillement. Je m'apprêtais à porter mes lèvres sur sa main quand une voix rauque nous interpella : Qui va là ? Un gaillard, bien bâti, la poitrine grande ouverte, portant un gilet par-dessus la chemise, nous toisait du regard. Son accent était fort et je n'ai pas pu suivre la discussion entre lui et Eugénie. Il ne semblait pas offusqué de la scène de deux amoureux. Eugénie me fit signe de monter l'autre versant du ravin. L'homme était un paysan, occupé dans son travail quand le bruit de ma glissade attira son attention. Il a dû penser à des voleurs. Quand il s'est aperçu de la scène de deux amoureux sans réel danger, il nous offrit l'hospitalité. Nous nous assîmes à ras le sol devant les rosacés en floraison. Il nous offrit du pain, du fromage et s'apprêtait à me verser un gobelet d'une gourde de vin. Je déclinai de la main. Eugénie intercéda pour moi et dut lui expliquer qu'en tant que musulman je ne pouvais boire de vin. Il éclata de rire. Eugénie semblait heureuse dans ce rôle d'interprète. -Drôle de religion qui vous interdit une boisson vigoureuse, dit le paysan à l'adresse d'Eugénie qui interprétait pour moi. J'ai compris qu'Eugénie s'est faite mon porte voix, expliquant le bien-fondé de l'interdiction du vin en islam. Le paysan semblait heureux d'avoir de la compagnie qui altérait une journée de labeur. Il mangeait avec appétit et dégustait son vin en prêtant attention aux propos d'Eugénie. Je ne sus comment voir ce paysan, un bougre qui me fit manquer un moment de bonheur et d'intimité avec Eugénie, ou plutôt un sauveur, envoyé par je ne sais quelle main invisible pour m'empêcher de commettre le péché ? Eugénie se retourna vers moi et me dit : Frère Paul vous dit que ce qui est péché c'est ce qui sort par la bouche et non ce qui y entre. J'avais perdu ma verve. Nous sortions par la porte du jardin sous le regard attendri du paysan Paul. Nous rebroussions chemin vers la maison. J'étais comme une fleur qu'emportait le vent, léger et soulagé. Le paysan Paul était l'instrument d'une main invisible pour m'empêcher de succomber à la tentation. J'aimerais Eugénie autrement. D'un amour éternel et indélébile. A quelques jours du départ vers Bordeaux, j'affichais une sérénité qui déconcertait mes compagnons. Rien ne transparaissait des tourments qui m'avaient fait languir auparavant. Je n'avais pas à avoir un quelconque commerce avec Eugénie pour l'aimer. J'ai transcendé la tentation charnelle pour quelque chose d'éthéré et de sublime. Mon amour physique n'aurait pas été à l'abri des vicissitudes de la passion. Il pourrait s'estomper avec le temps. D'autres voiles imperceptibles pour le moment, se seraient interposés entre nous et finiraient par emporter ce que nous avions de noble. Eugénie est dans mon cœur à jamais. Ma nouvelle vision des choses, je la dois à Eugénie, et c'était sa bonté, sa charité, sa grandeur d'âme qui avaient changé ma vision des êtres et des choses. J'étais en guerre contre des chrétiens qui m'avaient proscrit, spolié, chassé, et me voilà en guerre contre moi-même. C'est peut-être cette guerre que j'ai menée contre moi-même qui m'a sauvé... Ceux qui m'avaient poussé à l'exil ne pouvaient se substituer à l'ensemble des chrétiens. Ils ne pouvaient être le christianisme. J'ai mesuré combien la proximité géographique, pour des communautés qui se haïssent, n'est pas un gage de connaissance mutuelle, et encore moins de respect. Nous étions, musulmans et chrétiens, voisins sur la terre d'Andalousie, mais la haine qui nous animait, de part et d'autre, rendait toute connaissance mutuelle impossible. C'est l'amour d'Eugénie qui a brisé les préjugés qui brouillaient ma vision. Eugénie comprit ce qui s'est tramé dans mon for intérieur. Elle vint deux jours avant notre départ, la tête ceinte d'un ruban blanc, une robe qui lui descendait jusqu'aux pieds. Sa tenue ne fut pas innocente. Elle portait un livre sous les bras. Nous marchions comme à l'accoutumée jusqu'aux peupliers. Nous nous assîmes contre le tronc de l'arbre. Elle me remit le livre et me fit signe de lire. C'était la Bible. J'ai eu un haut-le-corps pour prétexter de ma mauvaise diction. C'est en castillan. J'ai envie d'entendre votre voix prier dans la langue où vous êtes le plus à l'aise. Elle me remit la Bible. Je l'ouvris sur les Psaumes de David. Je me mis à lire : « Seigneur ! Tout mon désir est devant toi, Et mon soupir n'est pas caché. Mon cœur est agité, ma force m'abandonne, Et la lumière de mes yeux n'est plus même avec moi. Mes amis et mes compagnons se tiennent éloignés de ma plaie, Et mes proches se tiennent à l'écart. Ceux qui en veulent à ma vie tendent leurs pièges ; Ceux qui cherchent mon malheur disent des injures Et murmurent tout le jour des tromperies Et moi, comme un sourd, je n'entends pas ; Je suis comme un muet qui n'ouvre pas la bouche. Je suis comme un homme qui n'entend pas. Et dans la bouche duquel il n'y a pas de réplique. C'est à toi Eternel que je m'attends. C'est toi qui répondras, Seigneur mon Dieu ! Car je dis : qu'ils ne se réjouissent pas à mon sujet Et ne s'élèvent pas contre moi, quand mon pied vacille ! Car je suis près de chanceler. Et ma douleur est toujours devant moi, Car j'avoue ma faute. Je suis dans l'anxiété à cause de mon péché. Et mes ennemis sont pleins de vie, de force ; Ceux qui me haïssent à tort sont nombreux, Et ceux qui me rendent le mal pour le bien S'opposent à moi, parce que je recherche le bien. Ne m'abandonne pas, Eternel ! » Eugénie écoutait les yeux fermés.. * Tweet * *