Hassan Aourid, plus connu comme personnage public que comme auteur, nous livre une version romancée de l'histoire des Morisques, musulmans d'Espagne forcés à la conversion du temps de l'Inquisition. Chihab-Eddine, le personnage dont l'histoire est racontée a réellement existé, mais l'auteur l'a rendu plus humain en imaginant, tout en restant très fidèle à l'Histoire, les aspects qui font la différence entre un repère historique et le parcours d'une vie avec tous ces petits détails d'émotions, de rêves et de questionnements qui font l'homme. Le Soir Echos vous propose de découvrir ce roman tout au long de l'été en épisodes quotidiens, pour (re)découvrir cette période de la grandeur de l'Islam et vous évader en compagnie de personnages au verbe haut et à la pensée profonde.Bien que l'histoire se passe au XVIe siècle, les ressorts philosophiques qui l'animent, transposés dans un contexte contemporain restent d'une actualité vivace. Un livre qui grâce à l'érudition de Hassan Aourid, écrit dans un style agréable, ne manquera pas de captiver l'attention des lecteurs. épisode 14 Halqa de Jama Al Fna. Un jour, mon beau père, cadi Regraqui fut convoqué chez la mère des deux princes Mamoun et Abou Farès, Lalla Khaïzourane. Il ne parlait que par bribes et en chuchotant de peur d'être écouté par des oreilles indiscrètes. Je pus reconstituer la toile de ce qui s'était passé, grâce au mouvement des va-et-vient des messagers, rekkas, entre Fès et Marrakech. Coupé de toute information, le Prince Mamoun fut pris de court par les contingents du Sultan qui campaient aux faubourgs de Fès à Douh. Il se savait perdu. Il prit la fuite et demanda asile à la Zaouia du Saint Bouchta dans la tribu Fechtala. Le Sultan lui dépêcha son corps d'élite de Spahis et l'armée de feu sous le commandement de Jawdar Pacha, appuyés par la cavalerie. Ils l'encerclèrent de partout avec un dispositif de deux mille soldats. Jawdar jura ses grands dieux, si le Prince Mamoun ne se rendait, il le dépècerait en petits morceaux, faisant de lui un exemple. Le prince Mamoun se défendit comme il put. Il y eut quelques escarmouches, mais il fut pris et envoyé prisonnier à Meknès. Sa mère intercéda en sa faveur auprès des notables de Marrakech pour qu'ils implorassent le Sultan. Mon beau père ne s'était pas rendu à Fès. Ceux qui intercédèrent, implorèrent le pardon du Sultan en avançant que son fils avait retrouvé le droit chemin. Le Sultan, las et dépité, leur enjoint de le voir dans son lieu de détention et s'enquérir de son nouvel état d'esprit. De retour, la délégation fit un rapport des plus élogieux sur la métamorphose du fils, son remords et son souhait de retrouver le droit chemin dans le giron du Sultan. Ils parlèrent de la même voix, sauf le caïd Ibn Sassi. « Sidi, la vérité est que le fils de votre Majesté n'a manifesté aucun remords. Il est bercé par les folles idées qu'il avait. » Le Sultan cherchait conseil. Il était perplexe. Le pacha Wazguiti, de par son ascendant auprès du Sultan et le lien familial par la mère, lui conseilla de le tuer. « Deux épées ne peuvent être mis dans un même fourreau » lui dit-il. Comment pourrais- je tuer mon fils ? rétorqua le Sultan. Jamais le Sultan n'a vécu pareille situation. Le différend avec son fils le ramenait à sa dimension humaine. Son rival est son propre fils, et on ne se débarrasse pas de son fils comme on se débarrasse d'un vulgaire adversaire, qu'on connaît à peine, qu'on extermine, le cas échant, sans état d'âme. Le Sultan trouva le subterfuge de présenter le différend comme étant un écart de moralité du fils. Le père le disputait au Sultan. L'ambiguïté ne pouvait durer. Il intima l'ordre à ses caïds et pachas de se montrer plus ferme à l'égard du fils. Le traitement en prison devait être des plus sévères. Mon beau père fut convoqué chez le Prince Abou Farès qui devait le recevoir mais qui ne le reçut pas, et s'est fait représenté par un compagnon infatué. Cela affecta tellement mon beau-père qu'il oublia la raison pour laquelle il fut convoqué. Il ne parlait que du traitement qu'il reçut du compagnon du Prince, plutôt que de la teneur de la mission. Il était choqué qu'un ami du Prince l'admonestât sans égard ni pour son rang ni pour son âge. Il était tellement affecté qu'il en parlait, et avait tellement peur qu'il oubliait l'essentiel. « Comment un garçon mal élevé peut-il être confident d'un Prince ? » répétait-il. Et quand il se sentait en confiance, il lâchait « Comment un Prince peut-il prendre un garçon mal élevé comme confident ? » Mausolée du saint Al Jazouli à Marrakech. La raison pour laquelle il fut convoqué, était une lettre du Sultan au Prince Abou Farès, l'informant de la victoire qu'il eut sur le fils égaré, Mamoun et faisant savoir au Cadi que le prêche du vendredi devrait porter sur l'éclatante victoire du Sultan dans toutes les mosquées de la ville. Les gens étaient, pour la plupart au courant des péripéties de l'expédition punitive du Sultan. Le prêche ne leur apprenait que ce qu'ils savaient déjà, mais c'était une manière de renouer le pacte d'allégeance entre le Sultan et ses sujets. Le prêche ne relatait pas un élément capital que contenait la lettre du Sultan et qu'on avait mis sous le boisseau. La peste gagnait le Maroc septentrional, le Gharb et les rumeurs devenaient persistantes sur des cas déclarés à Marrakech. Il était d'usage, conformément à la charia, quand la peste sévit quelque part d'y rester. A l'ambiance morose de la vacuité du pouvoir, succédait un état d'esprit fataliste dû à la peste, qui chaque jour emportait son lot de victimes. Les festivités de l'aïd Mawlid se sont passées cette année, sans éclats. Elles avaient coïncidé avec les chaleurs d'été. L'enthousiasme d'antan s'était émoussé. Hormis les visites des Saints, qu'on implorait pour qu'ils conjurassent le spectre de la peste, on ne voyait plus dans la ville de manifestations joyeuses. Les halqa de jama al fna relataient un discours apocalyptique. Etait-ce la fin des temps ? Les informations provenant de Fès devenaient rares. Je venais d'accomplir la prière du soir al icha' au mausolée du Saint al Jazouli et m'apprêtais à me retirer dans un coin pour les prières surérogatoires, quand un fidèle, adepte de la zaouia, juste après le signal de la fin de la prière, me chuchota quelque chose d'inaudible puis se retira dans un coin avec son chapelet. J'ai mis du temps pour reconstituer sa phrase. Le Sultan est mort. Je restai accroupi, méditatif. L'ambiance dans la zaouia ne semblait pas affectée outre mesure. Je ne devais pourtant pas être le seul à être informé. C'est à demi mots, avec des signes, tout un code indéchiffrable au non-initié qu'on communique dans la zaouia. La zaouia continuait son cours imperturbable. Est-ce bien une séparation entre le pouvoir spirituel et celui temporel ? Je ne sais. Ou plutôt si, entre les deux prévaut un conflit tacite. Chacun sa sphère, son monde, son rythme. Mais il ne s'agit pas de séparation nette. L'un déteint sur l'autre, comme si chacun ne se satisfait pas de la sphère qui lui est dévolue. Dans cette confrontation sibylline qui ne dit pas son nom, la zaouia a, à son avantage, un élément qu'elle savait dompter : le temps. Le temps est immuable, et de fait le parcours initiatique des adeptes de la zaouia leur apprend à tout relativiser. Ce qui explique cette faculté des Saints et de leurs adeptes à encaisser les coups, à faire le dos rond, à ne jamais faire état de leurs griefs, à composer. La retraite n'est qu'apparente. Contrairement au temps temporel avec sa courbe montante, son pic et sa descente, sans compter les vicissitudes qui accompagnent sa trajectoire. Je me levai, fit mes prières surérogatoires et me retirai dans un coin contre un mur pour méditer. Je psalmodiai la sourate du « temps ». Comme si je la lisais pour la première fois. « Par le temps, je jure, l'Homme est en perdition, hormis ceux qui croient, font le bien, se rappellent le Juste, et se donnent comme conseil la patience. » (103, 1-3) Je ne sais, mais à ce moment précis, je faisais le parallèle entre la situation de l'Homme dans le christianisme et en islam. Il y a à la fois dans cette sourate, le péché originel inhérent à l'Homme et sa rédemption. La chute n'est ni absolue ni définitive. C'est par le bien et la patience qu'on se rachète. Le salut ne peut être que collectif. Je répétai à l'unisson le wird, « Allah est Eternel et Vivant ». Au moment où j'enfilai mes babouches, en sortant, un adepte, qui pour me rappeler la grandeur d'Allah, me lança comme s'il se parlait à lui-même « la peste ». Je me dirigeai chez Antati, Derb Hntata, près de la mosquée du cadi Zguendri. Rien dans la ville n'exprimait le désarroi. Il y avait ici et là des lueurs de chandelles qui se dégagent des fentes des fenêtres, quelques mulets de gens retardataires qui rentraient chez eux. Rien d'anormal. C'était la pleine lune. Les chaleurs estivales. J'accélérai le pas. Je tapai à la porte de la maison d'Antati, c'était lui-même qui m'ouvrit. Lui non plus ne semblait se douter de rien. Le départ du Sultan à Fès l'avait libéré pour s'occuper de ses affaires. Sur sa table il y avait un cierge, des feuilles, un encrier et des livres. Il me fit signe de m'asseoir sur une peau de mouton, me remit un oreiller que je mis contre le mur. Il s'assit face à moi. Il devina que je venais pour quelque chose d'important. Je lui lançai la nouvelle. Il marqua un temps d'arrêt. Puis comme s'il se parlait à lui-même cita un verset du Coran : « N'implore qu'Allah. Il n'y a de Dieu que Lui. Tout est périssable sauf Sa Face. A Lui le Pouvoir, et vers luis vous retournerez ». (28, 88) Un silence nous enveloppa. Puis Antati revint à la charge : Comment est-il mort ? De la peste. Il aurait aimé une autre mort, lui si épris de grandeur. Et d'ajouter : Un grand génie pour si peu de choses. C'était un grand Sultan, hasardai-je. Un homme politique à coup sûr. Un lettré. Un esthète. Tout cela est vrai, mais est ce suffisant pour en faire un grand Sultan. Non, ce n'était pas un grand Sultan. Il a pris tout le monde en otage pour sa propre personne. Personne ne pouvait se dresser face à lui ni lui faire de l'ombre. Sa grandeur passait par la négation des serviteurs d'Allah. Non, Baba Ahmed n'était pas un grand sultan, à moins de considérer de la grandeur ses extravagances : son beau Palais Badii, son cérémonial, sa cour, ses poètes attitrés, ses historiographes stipendiés. Son haut fait était l'expédition au Songaï, mais ce fut une bavure. Son expédition a affaibli le pays par les taxes imposées à la population. Elle a opéré une hémorragie au sein de l'armée, a terni son image en tant qu'Emir des Croyants. Le Palais Badii est un gouffre, fait pour assouvir sa folie de grandeur. Conçu par lui, fait à sa mesure, je ne sais ce qu'il adviendra de lui maintenant que le Sultan est mort. Et puis ses enfants. Quel gâchis ! Ils vont se disputer le pays comme on se dispute un héritage. Tout cela a tenu parce que Baba Ahmed a terrorisé tout le monde, par ses mercenaires de Renégats, par ces caïds cupides et lascifs, par ses oulémas corrompus. Voilà comment les choses ont tenu. Or pour l'Histoire, Baba Ahmed demeurera le modèle indépassable. On aura des copies plus au moins fidèles à Baba Ahmed, des sultans de poignes, rusés, qui reproduiront ses techniques de gouvernance à la lettre, avec plus au moins de panache. Dans leur folie de grandeur, ils oublieront le jugement de l'Histoire comme s'ils étaient éternels. Au soir de sa vie, Baba Ahmed a eu un avant goût de ce que lui réserve l'Histoire : son fils qui se dresse contre lui. Son fils, qui comme un miroir, réfléchit sa vérité. Il est allé à Fès briser la glace, mais il n'a pu prévoir la ruse de l'Histoire. La peste qu'il fuyait, lui qui montait tout un stratagème pour la conjurer : ses déplacements, ses médecins, ses panacées, ses antidotes... Il meurt de ce qu'il fuit. Ses convulsions, ses vomissements, le crachat de sang, devaient lui rappeler ce qu'il semblait avoir oublié : son statut d'être humain, ayant une noble et lourde charge, mais qui n'est ni une propriété ni un apanage. Baba Ahmed meurt mais laisse en héritage un mode de gouvernement qui nous prendra en otage. Un mode où on se fera la guerre les unes contre les autres, où on se neutralisera. On ne fera rien de grand depuis que le lien avec le nord est rompu et que l'âme de cette terre est brimée à coups de mensonges. Tu parlais de reconquête de l'Andalousie, tu pensais que Baba Ahmed allait faire cela pour toi, pour vous venger, vous Morisques. Oublie la conquête militaire, Chihab Eddine. La véritable conquête qu'on devrait gagner, c'est contre le mal en nous, le mal collectif qui nous ronge. Puis il se tut. Il sortit, apporta un plat, déposa les tigourramine, plat de bienvenu chez les chleuhs, fait de miel, d'amlou, et de l'huile d'argan. Je mangeai sans appétit. Je déposai le pain. Je pleurai en silence. J'ai compris pourquoi les Castillans avaient fait de nous une bouchée. On n'avait pas sur qui nous appuyer. Les bonnes paroles, les gestes de compassion ne suffisaient pas. On ne pouvait nous adosser à un arbre rongé par les rancœurs, miné par les disputes. Nous n'avions pas de profondeur stratégique. Les Turcs faisaient la guerre aux Maures, les Maures faisaient la guerre aux Asakis de Songai. Les uns et les autres s'entretuaient. Que pouvait notre bravoure ? Le combat des Morisques fut héroïque mais sans issue. Le mal est profond. Antati m'interrompit : A quoi penses-tu Chihab Eddine ? J'ai le sentiment que nous autres Morisques, nous sommes la malédiction qui frappe la communauté musulmane. Comment donc ? Tant de faiblesse qui frappe dar al islam. D'autres pourraient être persécutés, tués, chassés de chez eux, comme nous, injustement. Ils n'auront pas sur qui compter. J'ai laissé couler mes larmes. * Tweet * *