Hassan Aourid, plus connu comme personnage public que comme auteur, nous livre une version romancée de l'histoire des Morisques, musulmans d'Espagne forcés à la conversion du temps de l'Inquisition. Chihab-Eddine, le personnage dont l'histoire est raconté a réellement existé, mais l'auteur l'a rendu plus humain en imaginant, tout en restant très fidèle à l'Histoire, les aspects qui font la différence entre un repère historique et le parcours d'une vie avec tous ces petits détails d'émotions, de rêves et de questionnements qui font l'homme. Le Soir Echos vous propose de découvrir ce roman tout au long de l'été en épisodes quotidiens, pour (re)découvrir cette période de la grandeur de l'Islam et vous évader en compagnie de personnages au verbe haut et à la pensée profonde.Bien que l'histoire se passe au XVIe siècle, les ressorts philosophiques qui l'animent, transposés dans un contexte contemporain restent d'une actualité vivace. Un livre qui grâce à l'érudition de Hassan Aourid, écrit dans un style agréable ne manquera pas de captiver l'attention des lecteurs.Episode 19 L'ancien minaret de la Mosquée de Cordoue. Cette dernière est la seule grande mosquée conservée en Espagne et le monument islamique le plus important d'Occident. Eugénie est la foudre qui a frappé ma construction mentale. Je m'étais fait une raison d'être en fuyant la chrétienté, un devenir en me faisant l'apologue de l'islam. Tout cela semble voler en éclats. Mon combat est contre moi, et chaque combat est une défaite, mais une défaite qui m'emplit de bonheur. Mes petites victoires quand je parvenais à décliner une invitation d'Eugénie me plongeaient dans la tristesse. Tout au contraire, je suis heureux quand je succombe à l'appel de mon cœur. Eugénie me prend pour flâner dans les champs, Eugénie qui m'interpelle sur l'islam et les musulmans, Eugénie qui parle de sa petite vie, de la mort de sa mère alors qu'elle était enfant, de son père décédé quand elle avait seize ans. Comment ne pas s'attendrir devant les tourments de l'Homme, et de la misère de l'être humain, abstraction faite de sa religion, de sa race, de sa langue. Les mystères s'érigent quand on est loin des êtres et des choses. Tout mystère est une négation de la réalité. Eugénie est la preuve de la fausseté de tant d'idées que je traînais. Elle est aussi attendrie pour une pauvre roturière qu'elle l'est pour une vache qui met bas. Devrais-je la haïr parce qu'elle est chrétienne ? Je souffrais bien sûr, car je suis marié, ayant des enfants que je ne peux abandonner. Je me savais lié d'un lien sacré, mais l'amour serait-il moins sacré que le mariage ? Ce que Dieu a lié, l'homme ne peut le délier, disent les chrétiens, et Allah, à travers le Coran, dit la même chose, l'homme et la femme sont liés pas un pacte solide. Un pacte solide vis-à-vis de Dieu. Ma femme Lalla Taja m'a donné Hakam, l'aîné de mes enfants, Zaïneb, ma fille chérie, et puis le petit Ahmed qui vient de naître. Grâce à elle, j'ai pu faire mien mon pays d'adoption, le Maroc, grâce à elle j'ai retrouvé la quiétude de l'âme... Mais est ce suffisant ? Le bonheur n'est-il pas une revendication légitime. Jamais je n'ai pu discuter avec mon épouse des choses de l'esprit, jamais nous ne sommes arrêtés pour cueillir des roses ou contempler le coucher du soleil, jamais mon épouse ne m'a fredonné une chanson, et moi aussi j'étais bloqué par autant de pudeur. Notre intimité était frappée d'un voile de non-dits, et puis toutes sortes de convenances qui nous géraient plus que nous les gérions. Je me refusais d'accepter l'idée que ce fût Satan qui m'envoya Eugénie. Dieu est amour, et l'amour est le prélude à la grandeur de l'âme. Ce ne fut un secret pour personne les sentiments qui me tourmentaient. Je lisais sur les visages de mes compagnons les ricanements. Le voilà le puritain qui jouait au saint, dans les L'Alcázar de Cordoue est une forteresse médiéval située à Cordoue, en Espagne près du fleuve Guadalquivir et à proximité de la cathédrale. L'Alcázar prend son nom du mot arabe Alqasr (Palais). La forteresse, une des résidences principales des Rois Catholiques,possède des caractéristiques islamiques. bourrasques de la passion, devraient-ils se dire ! Ils sont désormais moins guindés à mon égard parce que je suis leur semblable. Je suis un être humain avec ses faiblesses... Combien d'efforts avaient-ils déployé pour me ménager, moi qui étais l'objecteur de leur conscience. Ils devaient feindre, mentir, cacher des choses... Ils n'avaient plus à le faire, car celui qui risquait de provoquer leur mauvaise conscience était comme eux. Peut-être qu'il savait cacher son jeu, sans plus. Il est aussi humain qu'eux, très humain. Rien ne nous rend humains que nos faiblesses reconnues, en définitive. N'est-ce pas là une des caractéristiques du christianisme ? N'est ce pas là la raison d'être de la confession ? Un jour, dans le petit salon de la maison mise à notre disposition, Rodriguès m'aborda crûment : Tu devrais être plus accommodant avec la jeune fille. Elle est si serviable avec nous tous, mais c'est pour toi qu'elle le fait. Nous sommes étrangers ici, nous n'avons ni alliés ni amis. Prends le pour sacrifice. Blanco abonda dans le même sens : Amuse-toi. Pourquoi te priverais-tu ? Tu vois bien qu'elle se plie pour toi, tout le monde le sait, et toi par ta retenue, tu la repousses. Tant de familiarité me gênait. Je ne répliquai pas. Rodriguès prit un air insolent : Elle est si belle, la fille, que je ne suis même pas sûre que tu puisses avoir une houri aussi belle dans l'au-delà Palamino cracha ce qui lui tint le plus au cœur : A ta place, je me serais marié avec elle et m'installerais ici définitivement faute de retourner en Andalousie. Rodriguès répliqua sur un ton narquois : Mais notre al faquiè a peur d'Allah. Ce n'est pas qu'il ne veut pas, il a juste peur, comme les frailès des couvents d'Espagne. Mon très cher Chihab-Eddine, Allah et Dieu nous ont abandonnés depuis belle lurette. L'un ou l'autre -ils se ressemblent tellement- n'était ni en Andalousie pour empêcher notre massacre et déportation, ni au Maroc pour nous protéger et certainement pas ici dans le pays des Francs pour te priver, à coup d'interdits. Je n'en pouvais plus. Je me levai et m'apprêtai à partir quand Rodriguès me retint : Ne pars pas Chihab Eddine, nous discutons avec toi par ce que nous savons que tu souffres. Cela se remarque. Tu ne manges presque pas. Tu as l'air absent. Nous voulons ton bien, mais nous souhaitons le nôtre aussi. La fille est si gentille avec nous, sa famille si serviable, mais il ne faut pas se faire d'illusions, c'est grâce à toi que nous sommes traités de la sorte. La fille fait des avances et toi tu te montres distant. Cet élan risque de se retourner contre nous. Oui, Chihab-Eddine, nous devons nous montrer accommodants et solidaires. Nous devons faire feu de tout bois. Nous sommes des déracinés et des proscrits. Mes souffrances d'ordre affectif se rajoutèrent au calvaire de mes compatriotes. Je venais de comprendre que ce qui m'apparaissait comme légèreté dans leur comportement ne l'était pas, comme j'avais tendance à le penser auparavant. Ils s'amusaient pour panser leurs blessures. Même Rodriguès, à y réfléchir, ses révoltes contre Dieu sont l'expression d'une tragédie, c'est le cri d'une douleur, le sang qui coule d'une blessure. La foi procède de ce sentiment d'abandon, ou pour parler comme les chrétiens de ce sentiment de déréliction quand on a le sentiment, subitement, d'être seul, d'être abandonné, abandonné par ce à quoi on était le plus attaché. Job s'est bien insurgé contre Dieu. Pourquoi L'aurait-il fait souffrir ? Pourquoi L'aurait-il éprouvé lui, son serviteur, si bon, si généreux... Et Jésus -comme le veut l'orthodoxie chrétienne- ne s'est-il pas retourné de sa croix pour crier sa douleur d'être abandonné. Et Sidna Mohammed, que la paix soit sur Lui, ne fut-il pas l'objet du sentiment d'abandon. Des badauds et des voyous lui jetèrent des pierres dans l'oasis de Taëf. Ils le chassèrent comme on chasse un pestiféré. Il est las, il est blessé, il a soif, il a faim, il est seul. Le soleil d'Arabie n'est pas plus cruel que le sentiment d'injustice qui le poigne, alors, en s'appuyant sur le mur d'un verger il pousse un cri, humain, très humain, « Mon Dieu, à qui m'abandonnes-tu ? ». Ce sentiment d'abandon est la base de la foi. C'est le piédestal ou le tremplin de la foi, la vraie. Enfant, j'avais entendu un prêtre en Andalousie dire que le péché est la base de la sainteté. Je venais de le comprendre. L'ascension passe par la chute. Le doute est la voie de la tolérance. Et la reconnaissance de ses propres faiblesses rend indulgents. Je suis plus indulgent à l'égard de Rodriguès et de mes compatriotes désormais parce que, au fond, je ne vaux pas mieux qu'eux. Par ce que, simplement, je n'ai pas été mis à l'épreuve. Je le suis maintenant et j'ai désormais un regard autre, sur les êtres et les choses. Eugénie venait cet après midi de m'éprouver. Elle contribua à me faire souffrir davantage. Nous marchions dans les champs cet après midi quand elle me lança tout de go : Etes-vous marié Chiab ? Oui, Eugénie. Avez-vous des enfants ? Oui, trois. Je ne pouvais mentir, je me sentais même délivré. Ainsi donc, en apprenant que j'étais marié, que j'avais des enfants, elle allait, par elle-même, prendre ses distances. Elle m'aurait épargné ce que j'étais incapable de faire, mettre fin à une relation ambiguë, voire quasi impossible. Je fermai les yeux en marchant, humant l'air à pleins poumons. Elle finirait par se rendre à l'évidence, elle lâcherait sa déception. Elle en pleurerait. Peut-être qu'elle me tiendrait pour un fripon pour l'avoir caché. Si je l'avais dit auparavant, je lui aurais épargné ses tourments et ses souffrances. Je me trompais allégrement. Vous pouvez prendre plus d'une femme dans votre religion, n'est ce pas ? O mon Dieu, comment donc prendre Eugénie comme épouse ? M'établir dans le pays des Francs ? Cela ne saurait se faire : à chaque fois m'expliquer pour ce que je fais ou ne fais pas, abandonner mes enfants. Non ! M'accompagner au Maroc ? Cela est de l'ordre de l'impossible, car il ne s'agit pas seulement d'emmener Eugénie, mais de transposer tout le contexte social et culturel, et il n'est pas transposable. Ni les champs, ni le château, ni les vaches, ni nos discussions, ni nos émerveillements devant la nature ne sont transposables. Eugénie n'existe pas pour elle-même, elle existe par ce qu'elle incarne, par son monde et sa vision, et cela ne peut être transposé au pays des Maures. A moins de cloîtrer Eugénie dans un pavillon de ma maison, séparé par quelque voile de l'autre épouse, la mère de mes enfants. Rien de ce cloître ne transparaîtra : ni ses idées, ni ses pensées, ni ses sentiments, ni même ses gémissements. Elle portera d'autres enfants de moi, qui ne tiendront de leur mère que son physique. Car entre temps, Eugénie cessera d'exister. Elle n'existera que comme corps, un corps qui finira par se flétrir. Extirpée de son humus, elle finira en rose fanée. Que faire donc ? M'amuser, comme dirait Rodriguès. La prendre dans mes bras, l'embrasser, lui faire l'amour. Après tout, cela se fait ici, si la femme est consentante. M'amuser tant que je suis là et une fois ailleurs, oublier Eugénie, oublier mon aventure. Peut-être en trouverais-je d'autres ? Cela fait presque huit mois que j'ai quitté mon chez-moi. Comment pourrai-je tenir ? Allah est Clément et Miséricordieux. J'ai enfin parlé à mes compatriotes, mais encore une fois, je me parlais et tâchais de me conforter. Allah aime ceux qui se purifient, comme il est dit dans le Coran. Je marquai un temps de réflexion. Il est bien dit ceux qui se purifient. Il y a donc un processus ou pour dire les choses autrement, une bataille contre la passion. C'est cela le processus de purification. Il n'y a pas d'êtres purs à l'état brut. Il y a une action de purification, une bataille perpétuelle contre la tentation. Une bataille continuelle. Après tout, qu'elle est la signification du rituel si ce n'est des épreuves pour remporter la bataille des tentations et nous prémunir contre la chute ? Le rituel n'a pas de sens pour lui-même. Il devrait préparer à une éthique. Cela veut dire quoi ? demanda Rodriguès. Cela veut dire que je ne peux toucher la fille, à moins qu'elle ne soit mon épouse, conformément à la loi divine et la tradition du prophète. Ne la prends pas pour épouse mais amuse- toi, dit Blanco. Je cite les vers de l'imam Bossaïri, en arabe. Ne pense atténuer tes passions en commettant des péchés, En mangeant on devient vorace. Quel est ce charabia ? dit Rodriguès. Ne peux-tu le dire en castillan ? Je le traduis en castillan et essayai de le commenter. -Plus on boit de l'eau des péchés, plus on a soif. Plus on se rapproche de l'interdit, plus on risque d'y succomber. - Est-ce péché d'aimer ? rétorqua Rodriguès. -Non, ce n'est pas péché d'aimer, Rodriguès, mais c'est péché que de disposer de ce qui ne nous appartient pas. - Tu n'es guère différent des Frailès, Chihab-Eddine. Au fond de toi-même tu es chrétien. Tu l'exprimes par un rituel musulman. Penses-tu que les musulmans se priveraient comme tu le fais maintenant ? Ils trouveront mille raisons pour rendre licite ce qui leur convient. Ils prennent plus d'une femme, leurs riches notables, des concubines. Ils invoquent à chaque fois des ruses pour contourner l'interdit. Ce sont des jouisseurs et ils ne s'en cachent pas. Ils dressent un voile d'hypocrisie et de convenances qui déroutent le non averti. Tu es un chrétien qui s'ignore ou si cela t'offusque, tu es la jonction entre les deux. C'était la première fois que j'entendis une chose pareille. * Tweet * *