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Le Morisque par Hassan Aourid | Le Soir-echos
Publié dans Le Soir Echos le 17 - 08 - 2012

Hassan Aourid, plus connu comme personnage public que comme auteur, nous livre une version romancée de l'histoire des Morisques, musulmans d'Espagne forcés à la conversion du temps de l'Inquisition. Chihab-Eddine, le personnage dont l'histoire est racontée a réellement existé, mais l'auteur l'a rendu plus humain en imaginant, tout en restant très fidèle à l'Histoire, les aspects qui font la différence entre un repère historique et le parcours d'une vie avec tous ces petits détails d'émotions, de rêves et de questionnements qui font l'homme. Le Soir Echos vous propose de découvrir ce roman tout au long de l'été en épisodes quotidiens, pour (re)découvrir cette période de la grandeur de l'Islam et vous évader en compagnie de personnages au verbe haut et à la pensée profonde.Bien que l'histoire se passe au XVIe siècle, les ressorts philosophiques qui l'animent, transposés dans un contexte contemporain restent d'une actualité vivace. Un livre qui grâce à l'érudition de Hassan Aourid, écrit dans un style agréable, ne manquera pas de captiver l'attention des lecteurs. épisode 15
Alhambra à Grenade.
Amsterdam 1611. Je grelotte de froid. De ma fenêtre je vois la ville couverte de neige. Je prends des bûches et les jette au feu de la cheminée. Des scintillements ici et là. Le bois se consume, la chaleur qu'il dégage me réconforte. Mes compagnons de voyage Palamino, Blanco et Rodriguès sont sortis découvrir Amsterdam, selon leurs dires, malgré le froid, malgré la neige. Ils s'ennuient à coup sûr. De braves gens, artisans de leurs états ou agriculteurs. Leur blessure est béante. Ils viennent avec des milliers d'autres d'être expulsés de l'Andalousie, en septembre 1609 (1018 de l'hégire) par l'édit du Roi espagnol Philippe III, il y a de cela deux ans. Ils s'établirent sur la rive gauche de Sala. Ils ont tout perdu, et le peu, qu'ils avaient apporté avec eux fut pris par des Corsaires francs. Il y avait pourtant ceux qui se sont convertis au christianisme et qui furent déportés aussi. Les Morisques n'arrivent pas à comprendre leur tragédie. La plupart ne connaissent de l'islam que quelques bribes, leur commerce de la langue arabe est rudimentaire, voire nul. Leurs manières assez rustres ont détourné d'eux les habitants de Sala le vieux sur la rive droite du fleuve. Leurs devanciers, chassés avant eux, les Hornacheros, les tiennent en suspicion. Mes compagnons portent les stigmates de leur déracinement. Je me dois d'être patient à leur l'égard. Je dois tenir compte de leur calvaire. Je ne peux les brusquer ni les admonester. Je sais qu'ils sont sortis à une taverne pour boire et chercher la compagnie des filles de mœurs légères. Qu'Allah puisse les guider. Je sens leur haleine chaque fois qu'ils rentrent et je les vois parfois tituber. Ils se laissent parler et je les laisse faire. Ils racontent leur calvaire : leur terre spoliée, leurs biens confisqués, eux-mêmes chassés. Ils enragent contre les Castillans et jurent de prendre leur revanche. Et des fois, quand la nostalgie les prend, ils ne s'empêchent pas de pleurer à chaudes larmes. Ils restent longtemps au salon palabrer en castillan, la seule langue
La Giralda de Séville.
qu'ils connaissent. Il m'arrive de les faire monter dans leurs chambres en les prenant entre les bras, les mettre dans leurs lits et les couvrir. Ils ne se réveillent pas pour la prière d'al Fajr à l'aube. Ils ne sont pas réguliers dans leurs prières qu'ils font n'importe comment. Rodriguès refuse de faire l'effort, car dit-il sans ambages, il ne se sent ni chrétien ni musulman. Les autres oublient parfois de faire leurs ablutions. J'officie la prière. Il m'arrive, quand je termine, de les surprendre en train de se parler ou commencer le salut de la fin par la gauche au lieu du côté droit. Le Sultan Moulay Zidane m'avait chargé de présider la délégation auprès de certaines nations européennes pour faire connaître le préjudice qu'ils ont subi et intercéder auprès des autorités du pays des Francs pour qu'ils récupèrent leurs biens pillés par des corsaires de leur pays. La piraterie est devenue le champ de bataille entre chrétiens et musulmans en méditerranée particulièrement. Comme cela a infesté les rapports entre les deux rives ! Combien de paisibles voyageurs se sont trouvés captifs et vendus comme esclaves pour le restant de leur vie. C'était un commerce rentable surtout lorsqu'on tombe sur une bonne capture : un riche commerçant, une princesse, un savant qu'on rançonne à prix d'or ! Mes compagnons me vouent une grande affection parce que je suis censé comprendre leur malheur et exprimer leurs tourments. Rodriguès semble prendre son mal en patience. Il a gardé la tête froide, tout en étant rebelle et a fait montre d'une volonté d'acclimatation. Il baragouine des mots d'arabe. Quand on a été au port de Rotterdam, il s'est montré curieux de l'arsenal maritime des Hollandais et de leur dispositif. Les deux autres, Blanco et Palamino, semblent résignés. Ce dernier ne s'est pas remis des pertes qu'il a subies. Il s'effondre et se met à pleurer. Je suis censé comprendre leur malheur, étant un des leurs, et l'exprimer par ce que dans la cour du Sultan Moulay Ahmed al Mansour – Qu'Allah l'ait en sa Sainte Miséricorde- j'ai appris les règles de la diplomatie et de la bienséance, que je devais parfaire sous Moulay Zidane. Comme cela est loin ! Très loin. L'interrègne fut tourmenté. La guerre entre les trois frères, Mamoun, Abou Farès et Moulay Zidane fut terrible. Moulay Zidane fut pourtant investi de la Beya'a à la mort de son père. Mais, hélas, la nature humaine est faible et la quête du pouvoir fait oublier les engagements conclus et foule toutes les considérations morales et éthiques. Abou Farès se déclara sultan à Marrakech, refusant la beya'a de son frère Moulay Zidane. Antati profita de l'état de discorde pour quitter subrepticement Dar al Mulk et partir chez lui, à la zaouïa de Talat n'Yacoub dans les montagnes du Dern, enseigner le calcul et la logique. Douga est revenu à de meilleurs sentiments. Au lieu de ses rêves d'émigration au Brésil, il s'est rabattu sur Mahdia, appelé par le gain facile de la piraterie. Ce petit noyau qui me fut presque une famille s'est volatilisé. Ainsi vont les interrègnes. Ils déstructurent un ordre établi. Et pourtant cette percée ouvre des perspectives de liberté. Elle est de courte durée certes, avant qu'un nouvel ordre, avec ses intérêts, ses castes, sa ruse, sa poigne ne s'installe. Antati a profité de cet intermède pour recouvrer sa liberté. Tout comme le savant malien Baba Ahmed Tin-Boukti qui a profité de la mort du Sultan al-Mansour pour regagner son pays. Je fus de ceux qui lui ont fait ses adieux à Bab Doukkala. Le vénérable cheikh s'est mué en enfant à l'idée de regagner sa ville natale Tin-Bouktou. Les oulémas et étudiants de Marrakech lui firent les adieux à chaudes larmes. Je lui ai baisé la main en guise de respect pour cet homme éprouvé dans son intégrité physique, ses biens et sa famille. Je le sollicitai de prier pour nous, Morisques. Il m'entoura de son bras et cita le verset coranique : « Allah ne change la situation des gens que s'ils changent eux mêmes ». (13, 11) Antati avait prédit les convulsions qui allaient secouer le Maroc. Le Sultan Moulay Zidane, porté au pouvoir dans le contexte de vacuité, s'est trouvé seul sans les fidèles de son père. Jawdar Pacha qui disposait de la force de frappe « l'armée de feu » choisit le camp d'Abou Farès, refusant de se rallier à Moulay Zidane. Il quitta Fès après l'investiture de Moulay Zidane, passa par Meknès où il libéra le prince Mamoun de son lieu de détention, l'achemina ligoté, vers Marrakech, et le rendit à Abu Farès. Jawdar menait le jeu sans être sous la férule d'Al Mansour qui le bridait. Il recommanda à Abou Farès de profiter des services de Mamoun contre Moulay Zidane. Sur les bords d'Oum Rabii, l'armée de Moulay Zidane fut vaincue, mais Mamoun ne comptait plus agir pour le compte de son frère Abou Farès. Il se dirigea vers Fès, fort de l'appui dont il disposait dans le Gharb du temps où il était gouverneur. Il y entra triomphalement. Moulay Zidane battit en retraite et chercha à Telemçan, l'aide des Turcs. Voilà les deux frères utérins partageant le Maroc en deux régions : Marrakech et Fès. Ils ne se ménageront plus. Moulay Zidane attendait l'aide des Turcs qui ne venait pas. Il devait à la fin compter sur lui-même. Entre temps Mamoun lança son fils Abdellah sur Marrakech. Il défit son oncle Abou Farès et livra la ville au sac et au pillage. Qu'Allah nous préserve ! Il alla jusqu'à coucher avec les concubines et les favorites de son grand père al-Mansour, n'observa pas le ramadan et but le vin pendant le mois sacré. L'étoile de Jawdar Pacha devait s'éteindre à la suite des turbulences de conquête du pouvoir entre frères ennemis. Il paya de sa vie pour sa fidélité au prince Abou Farès. Abdellah le sacrifia. Je transcris le témoignage de la fin de Jawdar. « Quand (ils) l'avaient ramené (Jawdar) pour l'exécuter, il demanda s'il lui était possible de parler à Moulay Abdellah. Leur réplique fut négative. Alors il se déshabilla et donna à un eunuque un justaucorps qu'il portait, en demandant de le remettre au Sultan, car celui-ci le lui avait offert pour le garder. Ce justaucorps était bourré de diamants et de rubis. Il sortit également un Rosario de dix à sept carats, chacune avec une poire de diamant au milieu, d'une valeur inestimable. Ensuite il se retourna vers les eunuques en leur demandant de remettre tout cela au Roi et de lui dire qu'il éprouvait de la peine, non pour quitter cette vie, mais pour l'erreur qu'il avait commise en tuant les principaux caïds et les vieux employés du Roi, son grand père, alors qu'ils pourraient lui être utiles. Les eunuques l'assurèrent de rapporter cela au Roi Moulay Abdellah et lui demandèrent de se recommander à Dieu, son heure étant imminente. Il rétorqua que le tout était du ressort de Dieu à qui il recommandait son âme. Il se mit à genoux en disant : « Au nom de Dieu ». A ce moment un eunuque intervient et lui trancha la tête. » Qu'elle triste fin que celle de Jawdar ! Maintenant qu'il est dans l'autre monde, je ressens de la compassion pour lui. Il avait à coup sûr quelque chose de génial : son sens de l'organisation, ses qualités diplomatiques, sa poigne, son courage, son abnégation à ses maîtres. Il ne pouvait renâcler aux basses besognes, ni refuser de recourir aux procédés sales du pouvoir : la ruse et la force. Il en usa et abusa pour se maintenir ou évincer un concurrent, parce qu'il n'avait d'autre raison d'être que le pouvoir. Il y était dressé comme on dresse un chien. Ce côté féroce n'était pas naturel en lui. Captif à son jeune âge, vendu à la cour de Constantinople, converti à l'islam, circoncis, voire castré, il devait se muer en animal ou en machine. Animal féroce pour en découdre avec ses rivaux, et machine pour servir ses maîtres. Il n'avait rien d'humain. Offert comme on offre un objet à la cour saâdienne, il fit montre de grandes qualités professionnelles. Il n'hésita pas à tuer, sur ordre, ses propres compatriotes tenus captifs qui refusaient de se convertir à l'islam. Il mit à mort les caïds qui le gênaient. Il a agi en monstre, mais n'est-il pas aussi monstrueux que de l'avoir castré ? Sa mue n'est-elle pas la résultante de sa castration ? Je le revois encore avec ses mèches qui pendaient de ses oreilles, ses yeux bleus, son teint blanc, sa petite taille, son costume qui est un amalgame de son pays d'origine la Castille et de la tradition turque qui prévalait dans la cour du Sultan al-Mansour. Il mettait des bottes, un haut-de-chausses qui lui descendait jusqu'aux genoux. Il se coiffait d'un couvre-chef à la turque, avec une plume d'autruche qui l'ornait. Il ne se séparait jamais de sa grande ceinture jaune. Je le revois dans une alcôve du palais Badii procédant lui-même à ma fouille. La seule concession qu'il m'avait faite était de me parler en castillan. Je regrette de ne pas l'avoir suffisamment connu. Certes, il était une énigme, disert, mais combien il aurait été utile de le faire parler. N'est-il pas lui-même victime du séisme qui frappa l'Andalousie et qui nous déstructura tous, faisant de nous des rebuts ou des mercenaires, ou tout au mieux des reliques ? D'origine musulmane, né chrétien, reconverti à l'islam, castré, Jawdar était déshumanisé. C'est le travers qui nous guette. Ceux qui ont été chassés dernièrement par Philippe III, sous prétexte de ne pas être assimilables, ne le sont pas en terre d'islam non plus, comme l'attestent les cas qui m'accompagnent. Nous n'étions plus assimilables dans notre terre natale par ce qu'on n'a pas voulu qu'on le fût. Des murs ont été dressés pour nous séparer. Une idéologie d'une interprétation du christianisme nous déshumanisait ou pour dire les choses autrement, nous castrait. Castrés par la peur, nous ne pouvions être féconds. On marinait dans un cloaque. Par réaction, on était devenus rigides et frigides. On suscitait la suspicion. A la vérité, qu'est ce Palamino, Blanco, ou Rodriguès ? Des Espagnols. L'islam figé des Andalous aurait pu évoluer avec un contact sain avec le christianisme. Nous
aurions pu être la chance de la Castille, et la Castille n'aurait pas à rougir d'Alhambra, de la Giralda, de la mosquée de Cordoue, ni d'Averroès ou d'Ibn ‘Arabi. Ce sont ses merveilles, et ce sont ses enfants. Notre tragique destin nous prépare à être des mercenaires ou des aventuriers. Ceux qui fulminent contre la Castille, qui veulent se venger, ne sont pas nés hostiles à la Castille. C'est une tournure dont ils furent eux-mêmes victimes qui les a rendus si amères, si vindicatifs. Que les portes s'ouvrent aux Carascos, aux Rodriguès, aux Toledanos, aux autres déportés de confession juive et ils oublieront leurs griefs. Il y a comme une sorte de dépit amoureux. Un petit geste et toutes les rancœurs seront balayés. On aurait pu être ce que la Hollande est aujourd'hui. Chacun y est libre de pratiquer sa confession sans être inquiété. Jawdar sera sacrifié par ceux qu'il a servis. Ainsi est le triste sort du mercenaire. Le sort qui guette plus d'un parmi nous. Quant à moi, je serai ce que je suis, une relique. Une relique qui aura à braver le temps, avant de tomber sur un quelconque connaisseur pour la sortir du néant. C'est une gageure. Un pari incertain. Peut-être qu'il n'y aura pas de connaisseur et la relique tombera dans l'oubli. Loin de mon pays d'adoption, le Maroc, je mesure combien j'avais idéalisé dar al islam. Antati m'avait ouvert les yeux sur ce qu'on appelle en jargon mystique, le non apparent (al batin) ou le viscéral. Le monde de l'islam n'est pas si pur que je me l'imaginais. La suite me le montra. Quelle triste mort que celle du prince Abou Farès par son propre neveu Abdellah ! Abou Farès était las des frasques de son neveu Abdellah, de ses orgies, de sa rapine, de ses coups violents... Ce dernier a soupçonné le revirement de son oncle. Il vint chez lui la nuit. Le pauvre Abou Farès, si pusillanime, ne se doutait de rien, lui dont le grand souci était la panse et une interprétation superstitieuse de la religion. Il ne se doutait de rien quand Abdellah, son neveu, fit irruption chez lui, et d'un coup d'œil lança ses sbires qui l'étouffèrent sous les oreillers. Il se débattait des pieds, impuissant. Son cri se volatilisait sous le regard impassible du neveu, avant de rendre l'âme. Antati avait raison sur l'évolution des choses. Il avait raison sur autre chose que j'avais fini par comprendre, l'inanité de la reconquête de l'Andalousie, à supposer que le rapport de force nous fût favorable. On aurait réédité les mêmes erreurs. On aurait agi, avec la griserie de la victoire militaire, de la même manière que les inquisiteurs. On aurait renié l'Autre, on l'aurait forcé à nous ressembler, on aurait attisé les rancœurs et les rancunes. En somme, on aurait différé notre départ. Non, il aurait fallu agir autrement. Une terre que se partagent ses enfants, qu'ils soient de confession juive, chrétienne ou musulmane.
Mais les choses se sont passées autrement. Plaise à Allah que quelque chose de positif sorte de notre tragédie.
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