Hassan Aourid, plus connu comme personnage public que comme auteur, nous livre une version romancée de l'histoire des Morisques, musulmans d'Espagne forcés à la conversion du temps de l'Inquisition. Chihab-Eddine, le personnage dont l'histoire est racontée a réellement existé, mais l'auteur l'a rendu plus humain en imaginant, tout en restant très fidèle à l'Histoire, les aspects qui font la différence entre un repère historique et le parcours d'une vie avec tous ces petits détails d'émotions, de rêves et de questionnements qui font l'homme. Le Soir Echos vous propose de découvrir ce roman tout au long de l'été en épisodes quotidiens, pour (re)découvrir cette période de la grandeur de l'Islam et vous évader en compagnie de personnages au verbe haut et à la pensée profonde.Bien que l'histoire se passe au XVIe siècle, les ressorts philosophiques qui l'animent, transposés dans un contexte contemporain restent d'une actualité vivace. Un livre qui grâce à l'érudition de Hassan Aourid, écrit dans un style agréable, ne manquera pas de captiver l'attention des lecteurs. « Le paysage de la plaine du Haouz verdoyante offre un contraste avec à la fois, la montagne enneigée, les alentours arides et désolés. Ce contraste fait Marrakech ». Marrakech 1598 – 1603. Du haut du massif du Dern, les cimes enneigées, sous des rayons lumineux conféraient au paysage un trait majestueux. Les ruisseaux et rivières regorgent d'eau qui dégouline sur les pistes boueuses. Au flanc de la montagne que bordent des reliefs escarpés, des torrents impétueux, ponctués du bruit du ruissellement de l'eau continuaient leur cours vers les plaines du Haouz, arrosant vergers et grands jardins. Le paysage de la plaine du Haouz verdoyante offre un contraste avec à la fois, la montagne enneigée, les alentours arides et désolés. Ce contraste fait Marrakech. C'est dans cette ville que j'élis domicile où le destin m'a emmené depuis que j'avais quitté mon Andalousie natale que je ne reverrai plus jamais. Al Hajar était sans âme depuis l'assassinat de Zahra et la mort de mon père. Je m'ouvrai à Jaïmi de mon projet de fuir en berbérie. Il me regarda hagard. - Je suis musulman Jaïmi et ne peux le cacher depuis la mort de Zahra et de mon père. Mais je ne peux vivre ici sans m'exposer. C'est une question de temps. - Mais moi je suis pas musulman, Pedro. Je ne sais même pas ce que je suis. - Nouveau chrétien, donc mauvais chrétien. - T'as raison, nouveau chrétien ou musulman, c'est la même chose. Les Frailès ne les aiment pas. - J'ai décidé de partir et je préfère te le dire au cas où… - Je ne connais rien de l'islam ni de l'arabe.. - Que feras-tu ici ? Tu ne peux devenir soldat. Le travail de la terre est ingrat. - C'est vrai qu'il est ingrat. Mais l'Afrique c'est dur, Pedro. - Où veux- tu partir, en Amérique ? - C'est vrai qu'on m'aurait pas laissé. Bah ! Pedro, ça te dérange pas que je réfléchisse. J'aime mon Andalousie. - Moi aussi, Jaïmi, je l'aime mais elle est devenue invivable. C'était le goût de l'aventure qui décida Jaïmi à m'accompagner vers l'autre rive. On s'embarqua de Santa Cruz vers Brija occupée par les Portugais. Nous passions pour d'honorables Castillans que rien ne trahirait, ni le teint, ni la langue, ni la religion. C'était l'été. Les eaux étaient calmes et les vents favorables. Nous fîmes deux jours avant d'arriver à Brija, ville sur les côtes atlantiques marocaines aux mains des Portugais. C'est une forteresse solide en pierre, dont les murailles sont suffisamment larges pour être arpentées par trois cavaliers alignés. Je crois savoir que la solidité des constructions qui forgea le mot bartgiz, en usage au Maroc pour désigner toute construction en pierre ou même grotte ou relief rocailleux. On a beau tirer à boulets ou à canon, la ville était fortifiée et se montrait insaisissable. Elle est entourée de trois grands fossés reliés à la mer. Le portail de la ville s'ouvrait par un pont-levis. Nous nous présentâmes au capitaine de la ville. Il se montra affable. Il nous demanda la raison de notre aventure. - Un simple différend avec des voisins, comme il est fréquent entre riverains, ai-je avancé. Nous sommes sous votre protection et nous sollicitons de vous la possibilité de revenir en notre pays, quand cela nous semble bon. - C'est entendu, lança t-il, sans prêter garde à ce qui paraissait une aventure de jeunes en quête de sensations fortes, d'argent, ou fuyant un chagrin d'amour ou des problèmes familiaux. D'emblée, la fuite semblait hasardeuse. La ville est fortifiée et bien gardée. Aucun des habitants de la ville ne pouvait franchir la ligne de garde. Celle-ci était protégée par une haie de cavaliers armés jusqu'aux dents. On ne pourrait franchir le pont-levis vers les champs et vergers sans autorisation. Quand on demanda l'autorisation d'explorer l'arrière pays, le capitaine de la ville nous dissuada, de crainte que les Musulmans nous lynchassent. On argua que nous n'allions pas nous aventurer au-delà des champs. On accéda à notre demande sous condition de rentrer à la forteresse de Brija avant la tombée de la nuit. Nous investissions les champs. Nous cherchions, en vérité, une agglomération où l'on pourrait rencontrer des coreligionnaires. On n'a quitté notre terre natale que parce que nous ne pouvions vivre notre foi paisiblement. Nous étions traqués, harcelés. Notre dignité d'êtres humains ne pourrait être recouvrée que dans l'exercice de notre foi, sans contrainte. La quête de la dignité est plus importante que les attaches à la terre ou à la mémoire des lieux. Il était convenu entre Jaïmi et moi, que si les Portugais nous surprenaient, il allait simuler une quelconque attaque ou maladie. Il était muni d'une lame et allait se fendre la bouche. Au coucher du soleil, le bruit des trompettes des gardes, avant la levée du pont-levis et la fermeture du portail, se fit entendre. On les ignorait. On attendait la nuit pour nous évader. Mais les gardes étaient à nos trousses. On entendait leur bruit se rapprocher de nous. Jaïmi feignit une attaque épileptique, sa bouche était ensanglantée. - N'avez-vous pas peur des Musulmans, nous lança un garde ? - Mon ami, ai-je dit, a eu une attaque et c'est pour cela que je n'ai pas pu me rendre à l'entrée de la ville à l'appel des gardes. Il est mourant, constata le garde. On ne se douta guère de notre stratagème. On souleva mon ami par les épaules et puis un garde le prit avec lui sur son cheval. A Brija, on fit appel à un prêtre. Son jugement était sans appel : Jaïmi agonisait. Il le béatifia, l'aspergea d'eau bénite. Mon ami qui jouait au malade dans son lit à la chapelle, finit par montrer les signes de guérison. On crut à la bénédiction du prêtre et à ses dons caritatifs. Il réussit le miracle de le guérir comme les gardes réussirent à nous extraire de la vindicte des musulmans. On était des miraculés. Quand Jaïmi commença à se mettre debout, je demandai au capitaine l'autorisation de l'emmener dans les champs prendre de l'air. Le capitaine se montra réticent mais finit par accepter. Il était convenu qu'on allait revenir à la tombée de la nuit et ne plus rééditer le forfait antérieur. On savait, Jaïmi et moi, que nous n'allions plus avoir d'autre chance. Une fois dans les champs, on prit nos jambes au cou… On avait repéré la plus proche agglomération, Azemmour, au nord de Brija, qui, selon les informations que j'avais pu recueillir subrepticement à la forteresse est à cinq lieux. Au coucher du soleil, on entendait au loin le bruit des trompettes en guise d'appel, après ce fut le bruit strident d'un coup de fusil, puis un autre. Un silence s'appesantit sur nous et nous enveloppa d'effroi. Soudain ce fut le bruit assourdissant d'un tir de canon. Puis le bruit s'arrêta et le silence emplit les lieux, entrecoupé des aboiements de chiens. Le ciel était clair et l'air chaud, on butait ça et là contre des gerbes de blé. C'était la saison des moissons. On marcha sans répit. On avait soif. L'entreprise était hasardeuse et rien ne nous mettait à l'abri de la vindicte des Musulmans. Un tir isolé, un coup de bâton. On pouvait nous soupçonner d'espionnage. A un moment, j'avais regretté mon aventure. Je n'ai pu en faire part à Jaïmi. Il devait faire l'objet des mêmes tourments. Au petit matin, on était exténués. On s'affaissa net sur le sol. La fatigue, la peur, la soif, ont provoqué une sensation d'indifférence. Et puis, on s'est assoupi. Je rêvais de mon Andalousie, je me voyais gamin gambader sur un cheval sans selle et mon père hélait mon nom arabe, Ahmed, sans crainte. Cette image se confondait avec l'appel du muezzin dans mon village natal d'al Hajar avec les cloches des églises. Puis je me levai en sursaut. Des bruits de partout, comme ceux des écuyers aux trousses d'une proie. Les bruits se rapprochaient, on se leva. On distingua des hordes en notre direction, brandissant leurs faucilles. Au matin, sur le chemin des champs, un éclaireur nous a trouvé et a appelé les paysans. Un danger imminent provenant des Portugais qui voudraient kidnapper les musulmans et les vendre comme esclaves au Brésil comme cela s'était fait auparavant et comme cela se fait pour leurs équidés. C'était pour la première fois que je voyais des musulmans en terre d'Islam. Ils ne correspondaient pas à l'image que je me faisais d'eux. Ils étaient plutôt rustres et déguenillés. Un homme, visiblement un dignitaire, fit signe à la population en hargne. Ils baissèrent leurs faucilles. J'ai cru comprendre, dans son parler précipité, qu'ils pourraient nous rendre aux Portugais en échange de prisonniers que ces derniers détenaient dans leur citadelle. Nous faisions signe pour boire. Ils nous donnèrent une gourde d'eau en poterie. On se désaltéra, et puis je prononçai la profession de foi musulmane. Le notable tout comme les paysans étaient stupéfaits. Je refis la même chose. Ils se retournèrent entre eux : - Des musulmans ? - J'articulai les mots et les phrases en répétant la profession de foi de l'islam. J'entendis des clameurs. - Il prononce la chahada mieux que nous ! L'ambiance changea subitement. Certains coururent. Ils revinrent après un moment avec du lait, des dattes que je mangeai pour la première fois, du pain, du beurre et du miel. Nous mangeâmes à satiété et puis nous nous dirigeâmes vers Azzemour chez le caïd. On l'avait déjà informé. Il nous attendait dans une demeure qui tranchait avec celles en huttes qu'on a vues à profusion, avec arcades dégarnies, à la forme proche du style Andalous. On entra par un patio qui dégageait une fraîcheur qui contrastait avec la chaleur à l'extérieur. Le caïd était accompagné du cadi. On s'assit à ras le sol. Le cadi nous posa des questions pour mieux s'assurer de notre bonne foi. Je lui racontai mon histoire. Les soupçons semblaient se dissiper. Le caïd me demanda si j'écrivais l'arabe. Je répondis par l'affirmative. - Alors écris quelque chose sur ce bout de papier, dit-il. - Quoi, au juste ? - Ce que tu veux. Alors j'ai écrit tout de go ce qui me passa par la tête. J'ai exprimé ma joie d'être parmi mes coreligionnaires, louant Allah de nous avoir couverts de sa béatitude extrême en nous délivrant des Chrétiens et de nous avoir menés sains et saufs chez nos frères. J'ai remercié le caïd pour sa sollicitude et sa bienveillance. - Le caïd scruta mon texte, fit la moue et dit : - Tu ne remercies pas le caïd, mais le Sultan. - J'ai repris mon texte en remerciant cette fois-ci le Sultan. J'ai compris après coup que mon message fut envoyé au Sultan Moulay Ahmed al-Mansour à Marrakech. A notre sortie de chez le caïd, on trouva un attroupement. Les habitants nous dévisageaient curieusement. Certains crièrent : - Chahed, chahed… Prononce la profession de foi ! Je ne soufflai mot. A la fin je prononçai la chahada. J'entendis les mêmes exclamations qu'avant : « Il prononce la chahada mieux que nous. » Le caïd qui nous accompagnait à un caravansérail les apostropha. Je répliquai avec mon arabe plutôt classique. Fut un temps où nous ne pouvions prononcer la chahada de peur de mettre nos vies en péril, et voilà le temps où on nous demande de le faire avec amusement et compassion. Allah soit loué ! Après dix jours de confinement dans le caravansérail où nous fûmes bien traités, le caïd vint en personne nous chercher. Il nous donna des habits neufs, deux mulets robustes, nous remit à un de ses auxiliaires qui nous achemina vers Marrakech. On savait qu'on se dirigeait chez le Sultan Moulay Ahmed al-Mansour Dahbi. Une nouvelle vie s'annonçait pour moi. * Tweet * * *