Cherkaoui Mohamed par mohamed cherkaoui : Directeur de recherche (Centre National de la Recherche Scientifique et Université de Paris Sorbonne) La régionalisation avancée renforcera la démocratisation du pays dans la mesure où elle aidera à faire émerger de nouvelles élites locales. Après tout, la démocratie n'est-elle pas cet inégalable mode de sélection de l'élite dirigeante ? Puisque la société est pluraliste et composée d'individus et de catégories sociales ayant des intérêts multiples et divergents, dès lors aussi que ce sont des groupes de leaders réels ou potentiels qui y jouent en général un rôle politique essentiel, on doit en principe s'attendre à un équilibre entre l'offre et la demande de biens politiques si toutes les règles du jeu démocratique sont respectées. Comme idéal-type, la démocratie est un ensemble de mécanismes qui permet de choisir des gouvernements selon le principe de concurrence entre deux ou plusieurs groupes d'élites. Cela suppose bien sûr que le marché politique ne soit pas verrouillé, que le principe de concurrence soit respecté, c'est a dire qu'il ne soit pas violé par des pratiques oligarchiques ou maffieuses.
La démocratie n'est pas uniquement instrumentale Multiplier les centres de décision autonomes et concurrents, encourager l'idéal d'une «multilevel governance» ou gouvernance multi-niveau, limiter le nombre de mandats détenus par un seul élu, balancer les pouvoirs des décideurs de contre-pouvoirs pour prévenir en premier lieu les dérives presque naturelles vers la monopolisation des pouvoirs et les dangers qu'elle représente, pour réduire la corruption : tels sont quelques dispositifs qui contribueront au bon fonctionnement de la concurrence, à la modération et aux équilibres qui ne résulteront plus d'un artifice constitutionnel mais de réalités socioéconomiques. Théoriquement, le marché politique et le marché économique produisent un équilibre optimum, les deux institutions étant du reste corrélées. On aura compris que les deux marchés dérivent des mêmes principes dont l'efficacité par rapport à d'autres systèmes n'est plus à démontrer. Ce n'est pas tout. Selon la conception que le roi s'en fait – c'est ainsi en tout cas que je la décode -, la démocratie n'est pas uniquement instrumentale : elle ne maximise pas seulement certains biens. Elle est également éthique au sens où elle doit avoir pour objectif d'offrir à l'individu les moyens de réaliser pleinement ses capacités et de les développer. Cette interprétation découle d'une lecture élémentaire de l'action quotidienne du roi. Ne s'efforce-t-il pas en effet à replacer l'homme au centre de tous les dispositifs, à lui redonner le sens de sa dignité ? Ne cherche-t-il pas à accorder un droit à tous les citoyens de mener une vie permettant le déploiement et l'exercice de toutes les potentialités humaines qui vont du pouvoir d'acquérir des connaissances à l'expérience esthétique, à utiliser tous les mécanismes de transfert pour que le principe d'égalité des chances soit respecté ? A la globalisation, on propose la démocratie locale chez les humbles. Au reste, cette solution n'est pas antinomique d'un État puissant capable de jouer le rôle de garant de l'unité nationale, de la sécurité et de la paix intérieure et extérieure. Sans doute faut-il se garder d'adopter la thèse de l'État minimal que les anarcho-libertariens, notamment le philosophe américain Nozick, proposaient. La crise financière et économique actuelle n'a-t-elle pas amplement montré la nécessité d'un État capable de réguler les dérapages du marché ? Sur un tout autre plan, celui des relations internationales et de la sécurité collective, l'oracle des prophètes du déclin suivi de la mort de l'État-nation comme acteur principal semble contredit par les faits. Quelle puissance pourrait contrôler les effets dévastateurs des multinationales de la déstabilisation nationale, régionale, internationale, si ce n'est un État fort ? A-t-on assez réfléchi aux conséquences d'une balkanisation de notre région occidentale ? A-t-on, corrélativement, évalué les risques de déstabilisation de certains États ? A-t-on médité les conséquences proches et lointaines de la lame de fond démographique qui la caractérise ? On aurait tort de croire qu'il s'agit là d'un discours de circonstance. A dire vrai, il ne constitue que l'étape ultime d'un long processus qui a commencé il y des décennies. L'observateur attentif aura sans doute noté l'approfondissement des réflexions et la fermeté des décisions relatives à la régionalisation durant ces dernières années. Elle vise d'abord la démocratisation croissante du Maroc que les Marocains saluent, comme le montrent les enquêtes internationales de la World Values Survey ; elle est aussi la réponse à des demandes formulées par la société civile ; elle se veut enfin la solution au problème du Sahara. En proposant l'autonomie avancée au Sahara pour régler définitivement cette question pendante, Sa Majesté a au fond non seulement explicité ce que les grandes puissances et plusieurs secrétaires généraux des Nations Unies et leurs représentants à la MINURSO esquissaient implicitement dans leurs analyses et déclarations depuis 2003, mais en outre il est allé aussi loin qu'il est raisonnablement possible de demander au peuple marocain. La concession est audacieuse et implique des coûts politiques qu'il est le seul à pouvoir assumer. Pas plus les gesticulations de certains que l'intransigeance du Polisario, soutenu de bonne foi par certaines organisations dont la candeur n'a d'égale que la grandeur d'âme réelle ou feinte et une ignorance des faits, ne contribueront à une solution acceptable. Par ailleurs, personne n'est assez ingénu pour croire que la position des dirigeants algériens est dictée par l'unique défense de principes juridiques abstraits comme le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes qu'ils refusent du reste à certains groupes ethniques et culturels comme les Touaregs. On finit toujours par payer les erreurs historiques Jamais le cynisme n'a atteint de tels sommets : garder en otage depuis 35 ans des dizaines de milliers de Sahraouis dans le désert de Tindouf est humainement insensé. Le précédent envoyé spécial du secrétaire général de l'ONU au Sahara, Monsieur Peter Van Walsum, l'a dit lui-même dans un entretien qu'il a accordé à des journalistes d'El Pais. La société civile espagnole a tort, affirme-t-il, d'inciter le Polisario à parier sur l'indépendance. Elle contribue ainsi au prolongement de l'agonie des Sahraouis séquestrés dans les camps de Tindouf. Il ajoute, en des termes à peine voilés, que le pouvoir algérien joue le même jeu cruel, inhumain. Plutôt que mener un combat d'arrière-garde, les dirigeants algériens devraient écouter les voix de leurs compatriotes pour œuvrer à la construction du grand Maghreb fondé sur la démocratie locale et s'inspirer des projets de régionalisation à l'étude qui mobilisent actuellement toutes les composantes de la nation marocaine. Il est temps qu'ils apportent leur pierre à l'édifice commun qui va dans le sens de l'histoire plutôt que d'en ralentir la construction. Mais il est à craindre que la logique de cette stratocratie, qui poursuit l'atomisation de la société et le contrôle de tous les appareils du pouvoir, condamne ses maîtres à être sourds et aveugles aux revendications d'une démocratie communautaire qui satisfait tout à la fois les droits des minorités et le choix du peuple. On finit cependant toujours par payer les erreurs historiques.