La régionalisation, au Maroc comme partout ailleurs, concerne des domaines essentiels aussi variés que parfois connexes, tels l'autonomie locale et la démocratisation, le développement socio-économique et culturel, la coopération territoriale et la solidarité, la gouvernance et la modernisation des institutions. Elle entretient aussi des liens avec certains aspects des relations internationales, comme la coexistence pacifique ou les échanges économiques et commerciaux qui, à mesure que leurs croissances augmentent et que leurs volumes deviennent conséquents, éloignent le spectre de la guerre. Ses effets se manifestent donc aux deux niveaux micro et macrologique, local et global. Autant elle contribue à instituer un rapport privilégié entre les individus et les institutions locales de l'État, autant elle permet de modeler et de réguler les relations polymorphes entre des entités étatiques, infra- et supra-étatiques. Si, de fait, il appartient aux États de prendre les mesures nécessaires pour contribuer à la formation d'une entité supra-étatique à l'instar d'une Union méditerranéenne dont les modalités restent à définir, la régionalisation concourra, ce nous semble, à la réalisation de cet objectif dont les pays de la mare nostrum attendent des retombées économiques et politiques majeures. En un mot, elle participera à la démocratisation de la société marocaine, au renforcement de l'Union du Maghreb et à l'émergence d'une nouvelle configuration de coordination politique entre les États du bassin méditerranéen. Nous voudrions ici approfondir la réflexion sur ces thèmes que nous avons esquissée dans certains chapitres d'un ouvrage sur le Sahara et dans plusieurs articles publiés dans la presse étrangère et marocaine en prenant appui sur deux évolutions centrales de la construction européenne : entendons la régionalisation d'une majorité d'États membres et l'émergence d'une politique régionale au niveau supra-étatique, dont l'une des expressions est la création du Comité des Régions de l'Union européenne. Dans ce contexte, ce Comité a initié, en 2006, un règlement instituant le Groupement Européen de Coopération Territoriale (GECT). Le GECT, qui vise expressément le renforcement de la cohésion économique et sociale, introduit de facto la « gouvernance multi-niveaux ». La coopération multi-niveaux, nouvel outil de gouvernance en Europe Par ce règlement, le Comité des Régions européen entend créer une plateforme de coopération suffisamment souple pour autoriser l'association de tous les échelons administratifs (communes, villes, régions, Länder, communautés autonomes, États, ainsi que certaines organisations) au sein d'une structure ad hoc, le GECT, dans le but de réaliser des objectifs communs. Pour y participer, le règlement prévoit que les membres potentiels doivent disposer, selon le droit national de chacun, des compétences dans une ou plusieurs sphères d'activités telles la santé, l'éducation et la formation professionnelle, le logement, le travail, la démocratie locale, les transports, les énergies renouvelables, la culture, l'agriculture. Ils notifient au préalable leur intention à l'État dont ils dépendent qui donne son accord ou le refuse selon sa constitution. Si les États autorisent la participation de leurs collectivités, celles-ci sont libres de déterminer les modalités de fonctionnement dans une Convention et mettent en place une Assemblée composée de leurs représentants respectifs, dotée d'un budget annuel destiné à la réalisation de missions définies par les membres. Ces outils permettent ainsi à des acteurs issus de divers horizons de poursuive ensemble des objectifs communs dans des contextes locaux similaires. Il existe aujourd'hui une trentaine de GECT en activité ou en préparation. À titre d'exemple, le GECT Anfizionia regroupe dans une même Assemblée les représentants de 39 municipalités grecques, 7 chypriotes, 18 italiennes et une française. Les programmes de coopération élaborés au sein de ce GECT visent au renforcement de la démocratie locale, de la justice sociale et de la protection de l'environnement. En favorisant l'autonomie relative des pouvoirs locaux, cette approche multipolaire de la coopération renforce la dimension bottom-up de la démocratie. De fait, elle rend possible et consolide les liens entre les citoyens et les institutions locales d'abord, régionales ensuite, centrales enfin, les trois instances étant elles-mêmes corrélées selon une structure de pouvoirs triangulaire. Par ailleurs, comparé à la simple coordination des programmes politiques nationaux, la coopération multi-niveaux présente un double avantage. Elle bénéficie en premier lieu de la légitimité propre à toute forme de démocratie locale. En deuxième lieu, elle renforce – paradoxalement peut-être – la visibilité, la transparence, la responsabilité et l'efficacité de l'action de l'État à tous les niveaux. Prémices d'une coopération méditerranéenne Sans disposer de toutes les ouvertures qu'autorise le droit européen qui progresse depuis six décennies, le droit marocain prévoit la coopération décentralisée sous la forme d'un Groupement de collectivités locales, établissement public doté de l'autonomie administrative et financière. Dans le cadre méditerranéen, qu'il s'agisse de coopérations bilatérales ou multilatérales, les régions marocaines ne sont pas en reste : pensons aux accords-cadres signés entre les régions Rabat-Salé et Rhône-Alpes ou bien Tanger-Tétouan et PACA. Pour leur part, les villes participent à des réseaux transnationaux d'ONG comme la Fédération Mondiale des Villes Jumelées ou l'Association des Villes Arabes. La particularité de ces stratégies réside dans le traitement de problèmes globaux, à un niveau global, par des représentants locaux et régionaux. La limite réside dans les confusions juridiques résultant d'une multitude d'initiatives indépendantes, c'est à dire de l'absence d'un cadre unique de coopération décentralisée. Or, comme on l'a vu plus haut, la régionalisation pourrait contribuer à la réalisation de ce cadre unique. Soulignons à cet égard que «(d)ès 1984, feu Sa Majesté Hassan II proposait que les régions devinssent de véritables Länder (…). Le souci de rapprocher l'administration du citoyen et de la rendre plus responsable de ses décisions, une démocratisation croissante de la vie politique et une remise en question des pratiques surannées, conduisent Sa Majesté Mohammed VI à proposer de nouvelles réformes».(1) Dans l'hypothèse où un système de coopération multipolaire voyait le jour, on peut imaginer que, par exemple, des régions mauritanienne, algérienne, marocaine comprenant les provinces sahariennes, pourraient, avec les Canaries, mettre en place un système d'exploitation collective de certaines ressources naturelles qui intéressent directement les populations. Une structure commune leur permettrait de définir conjointement les actions concrètes et des programmes opérationnels concernant par exemple les infrastructures facilitant l'échange et le commerce entre ces régions ou encore la mise en commun de certaines activités économiques essentielles. Un enjeu pour la Méditerranée Certes, malgré de nombreuses initiatives louables, une Union méditerranéenne n'existe pas encore. Voyons comment, in situ, la régionalisation pourrait favoriser l'avènement d'une coordination des différentes politiques méditerranéennes. Admettons l'existence d'un GECT méditerranéen et appelons-le « pacte territorial ». Un « pacte territorial » reposerait sur l'association volontaire de différents pouvoirs locaux et partenaires sociaux au sein d'une structure dont l'objectif serait d'abord d'identifier des enjeux communs, de définir et d'appliquer des stratégies communes ensuite. Or, la participation des collectivités à une telle structure dépend de la répartition des compétences qu'opèrent les États entre les collectivités territoriales qui les composent. Il se trouve que la régionalisation est l'un des systèmes de répartition des compétences efficaces existants. On comprend, dès lors, pourquoi elle revêt une importance particulière pour l'avènement d'une plateforme méditerranéenne de coopération en mesure de faire face aux défis globaux auxquels les États sont confrontés. Rien ne s'oppose à ce que l'on mette à profit l'expérience européenne de coopération multi-niveaux pour éclairer certains enjeux qui sous-tendent le processus de « méditerranéisation ». A l'évidence, les pays du pourtour méditerranéen font face à des problèmes démographiques mais aussi de gestion de l'eau, d'énergie et de pollution, bref, des problèmes globaux qui, plus que l'intervention d'un acteur privilégié, nécessitent avant tout la coordination des différents niveaux de pouvoirs. Est-il par exemple concevable qu'un État méditerranéen soit en mesure de résoudre à lui seul le problème des flux migratoires ? Assurément non. Mieux : il serait aisé de démontrer que toute solution qui ne prendrait pas en considération les actions coordonnées de différents pouvoirs centraux certes mais aussi régionaux des pays des trois rives de la Méditerranée serait par avance vouée à l'échec. Admettons à titre d'hypothèse que tous les États méditerranéens élaborent une politique commune pour réguler les flux migratoires. Cela relève bien entendu de leurs compétences. S'imagine-t-on toutefois pouvoir atteindre des résultats probants sans que les niveaux d'organisation inférieurs prennent part à la formulation et à l'application de cette politique publique ? On aurait tort de croire que l'on change les phénomènes macro-sociaux par décret. Et puisqu'ils ne sont que la résultante d'agrégation de comportements individuels, il convient de les comprendre et les expliquer au niveau micrologique pour espérer les influencer. Il en est des faits démographiques comme de tous les phénomènes transnationaux comme le terrorisme, le changement climatique, l'accès aux ressources. Toute solution efficace requiert la mobilisation de tous les niveaux d'organisation. Dans ce schéma cependant, le rôle de l'État demeure triplement déterminant. Il est le seul agent capable d'orchestrer la régionalisation comme décentralisation des compétences. Il est le seul fondé à agir pour instituer une plateforme méditerranéenne de coopération. Il occupe une position d'acteur privilégié pour prendre des initiatives et d'interlocuteur de référence pour coordonner les institutions en vue d'optimiser leur fonctionnement. (1) Mohamed CHERKAOUI, Le Sahara, liens sociaux et enjeux géostratégiques, Bardwell Press, Oxford, 2007, p.55 *Mohamed Cherkaoui Directeur de recherche Centre National de la Recherche Scientifique et Université de Paris Sorbonne Manuel Goehrs Université de Paris X Nanterre A lire également sur Le Soir Echos : Démocratie régionale et problèmes internationaux (1/2) Démocratie régionale et problèmes internationaux (2/2)