« Il mettait les princes musulmans au pressoir et, comme d'un pressoir coulent le cidre et le vin, de ces roitelets écrasés coulait l'or. » Cette phrase belle et terrible est de Rheinhart Dozy, un historien du XIXe siècle, décrivant les relations entre Alphonse VI de Castille et les principautés musulmanes d'Andalousie il y a mille ans. Elle pourrait servir à merveille pour décrire les relations entre le Moyen-Orient et l'Occident industrialisé jusqu'à il y a quelques années. Le Moyen-Orient, riche et faible Winston Churchill appela le Moyen-Orient le bas-ventre du monde. Il voulait sans doute dire combien cette région était fragile et précieuse. Et sans doute aussi pensait-il que la vocation de l'empire britannique était d'en être le gardien vigilant. Mais il serait hâtif de considérer cette situation combinant faiblesse et richesse comme le fruit du besoin en hydrocarbures. Bien avant que le pétrole ne devienne un aliment économique essentiel, le Moyen-Orient intéressa à divers titres, et d'abord comme voie de passage, les empires coloniaux en constitution. Implanter des relais locaux et briser toute possibilité d'indépendance géopolitique furent les deux piliers de cette politique qu'on peut qualifier sans polémique d'« impérialiste ». En dénervant la région de toute capacité locale, le vide de puissance créait un appel d'air que venaient meubler les Britanniques, ensuite les Américains, relayés par les Hachémites, Israël, les pays du Golfe… chacun y poursuivant ses intérêts propres dans le cadre d'une politique mondiale. Beaucoup de choses ont changé. On peut les ramener à une dimension centrale : il y a aujourd'hui au Moyen-Orient des puissances « locales » et de sérieux candidats sont en lice pour le dominer : la Turquie, l'Iran, l'Arabie Saoudite et l'égypte. On comprend que la question nucléaire cristallise de telles passions. L'islam n'est qu'un paravent. Passe encore que le Pakistan – le sordide et compliqué pays des purs – puisse avoir des bombes, c'est contre l'Inde qu'il les dirige. Mais un Iran, demain une Turquie ou une égypte nucléarisés, c'est un Moyen-Orient sanctuarisé qui naîtra, brisant quelques siècles de dépendance géopolitique. Les petits comptoirs – les émirats du Golfe, le Liban, les états du Caucase… – jusque-là animés d'un mouvement centrifuge d'appel aux puissances extérieures, devront se réaligner sur l'une des capitales de la région. Et le « bas-ventre du monde », s'il gagne cette indépendance géopolitique, risque de rendre difficile la politique des hégémons extérieurs, surtout l'Amérique. Des puissances économiques locales Pourquoi cette efflorescence soudaine de petites puissances, là où les efforts bi-séculaires de Mohammed-Ali, d'Atatürk, de Nasser ou du Shah d'Iran n'avaient pas abouti ? Une partie de la réponse est locale. Le Moyen-Orient achève une série de processus : urbanisation, alphabétisation, transition démographique… Il dispose désormais d'un vivier de classes moyennes éduquées et assez aisées pour créer un vaste marché intérieur, reconfigurant les économies nationales. Et là où les industrialisations autoritaires des années 1960 ne fonctionnèrent pas, ce marché intérieur crée une manufacture locale vigoureuse et sans prétention. Mais il faut, pour compléter cette réponse, considérer la situation économique mondiale. Le ralentissement des économies occidentales est parallèle à l'émergence de puissances nouvelles. L'opposition faite entre Nord et Sud, ou encore entre pays industrialisés et pays émergents masque une vieille dualité : les puissances maritimes (Amérique, Angleterre, Europe occidentale) perdent du terrain face aux puissances continentales, longtemps remisées dans les placards coloniaux ou semi-coloniaux (Russie, Inde, Chine, Moyen-Orient, etc.). Ce retour économique des puissances continentales a des effets induits : la nucléarisation de l'Iran en est un.