Ce vendredi 25 novembre, les Marocains voteront. L'exercice ne leur est pas inconnu. Outre la pratique du référendum, toujours apparentée au plébiscite, le pays a connu, depuis 1963, plusieurs élections législatives. Qu'elles aient été entachées de fraudes ne doit pas masquer le rôle qu'elles ont joué. Le clientélisme, la corruption généralisée et l'indifférence idéologique que l'on reprochait à nos députés permettaient au Parlement de jouer son vrai rôle : maintenir un lien entre un pouvoir central encore faible et les lointaines notabilités régionales, permettre une forme de distribution des richesses via la corruption et les malversations, reporter jusqu'à l'échelle nationale des réclamations provenant du niveau tribal ou villageois… Un paradoxe accompagna cette histoire électorale : l'assimilation de cet exercice par les Marocains n'empêcha pas le maintien, voire la progression, d'un taux d'abstention vigoureux. Abstention d'indifférents et abstention d'engagés Soyons précis : il y a au Maroc deux formes d'abstention, qu'il est malaisé et cependant vital de distinguer. Aux Marocains non-inscrits sur les listes électorales – par accumulation de plusieurs facteurs : analphabétisme, archaïsmes politiques, carence administrative… – s'ajoutent les indifférents, vivants hors de l'espace public naissant comme on vit hors de l'économie formelle… Ces deux masses composent une abstention « culturelle » ayant très peu de significations politiques. À cette première forme s'ajoute une seconde abstention, politique et politisée. C'est elle qui fonde les appels au boycott d'élections jugées peu crédibles. L'exercice auquel les Marocains sont priés instamment de participer ce vendredi sera différent. Non pas que les élections cette fois-ci soient particulièrement propres. Ou les partis combatifs. Ou les élus fidèles à leurs engagements. Mais la nouvelle Constitution, octroyée au printemps 2011, validée par référendum le premier juillet suivant, a introduit une clause qui en change le sens. L'article 47 impose que le chef du gouvernement, nommément « Raïs al houkouma », soit issu du parti majoritaire. En bref, vendredi, les Marocains seront appelés à choisir des Grands électeurs, d'où sortira le Raïs (du gouvernement). Elections présidentielles passées par le prisme des législatives, elles nous imposent une tenue particulière. Il y a aujourd'hui plusieurs mouvements et quelques partis qui réclament un boycott de ces élections, comme ils réclamèrent celui du référendum. Mais ce boycott risque de perdre de sa signification en mêlant ses eaux à la vaste mer de l'abstention par indifférence de la majorité des Marocains. Dans les années 1950, un jeune écrivain de science-fiction américain écrivit une nouvelle qui peut nous parlait aujourd'hui. Il imaginait une élection présidentielle future, où de nombreux citoyens, refusant les deux candidats en lice, proposent de créer un bulletin pour eux, un vote « Franz Kafka », exprimant leur désarroi devant l'absurdité des programmes. Le lecteur imagine la suite. Après une âpre campagne électorale, Franz Kafka est élu président des Etats-Unis… Voter blanc, un engagement citoyen Le vote « Kafka » existe. Il s'appelle « vote blanc » ou « vote nul ». Voter blanc, c'est mettre autre chose dans l'urne que l'un des bulletins proposés. Voter nul, c'est ajouter une mention au bulletin, le déchirer, en mettre deux… C'est une forme d'expression particulière, malheureusement peu connue dans notre pays, où l'on continue de vivre dans une culture du vote plébiscitaire, dans lequel on vote pieds et poings liés ou bien l'on reste chez soi. Le vote blanc est une expression politique. Il a un sens, celui du refus d'un système politique. Dans notre pays, où le taux d'abstention est très élevé, le vote « Kafka » permettra une salutaire clarification : entre l'abstention par indifférence et l'abstention par engagement. Vendredi prochain, la majorité des Marocains en droit de voter ne le feront pas. Une autre part des Marocains, inscrits, resteront chez eux. Ils nourriront la catégorie de l'abstention. Les promoteurs de ces élections espèrent que leur nombre soit le plus bas possible. Espérons-le avec eux, et ajoutons : espérons qu'ils aillent voter vendredi prochain : « Kafka for president ».