Ce qui est fort réussi par Fouad Laroui avec La vieille dame du riad, (Julliard, 2011) c'est la leçon d'histoire du Maroc glissée d'abord comme subrepticement puis triomphalement dans un roman qui sera acheté par quelques-uns, peut-être, comme s'il s'agissait d'un vade me cum immobilier ! On l'avait déjà lu s'acoquinant peu ou prou avec La femme la plus riche du Yorkshire (Julliard, 2008). Voici Fouad Laroui hanté par la vieille dame du riad. Les milliers de kilomètres séparant la France du Maroc sont avalés d'un seul trait par François et Cécile qui s'installent à Marrakech. Laroui donne à lire des dialogues drôles et fins. Bien plus vraisemblables, en tous cas, que ce que l'on entend au cinéma. Et son nouveau roman ferait sûrement un beau film. Dès la page 19, on s'amuse car Cécile a un sommeil très agité : « Bergé gifla Delon, devant Cécile ébahie. » Bref, le choc des people sur les rêves de la classe moyenne supérieure. Quelquefois, pour rire, Fouad Laroui pousse le bouchon (le tarbouche ?) un peu loin. Cécile dit : « -On sera bientôt plus marocains que Bourguiba. » Lorsque le couple découvre dans son riad à Marrakech une vieille dame qui semble squatter, un voisin conseille : « Le plus simple, c'est d'aller voir la police. Allez au poste qui se trouve à côté du club Med, sur la place Jamaa el Fna. Ce n'est pas loin d'ici, demandez le commissaire Chaâbane». « - Un de vos cousins ? » « - Non, mais un jour, dans une manif de syndicalistes, il m'a mis une gifle. Ça crée des liens». « C'est peut-être ça, le but de la manœuvre (songe Cécile) : ils vous vendent une maison puis ils y plantent une complice grimée en spectre et ils attendent qu'on déguerpisse, morts de trouille». Et le lecteur mort de rire ? Ce que la vieille Massouda a raconté à Mansour, le professeur d'université voisin de Cécile et François, « ça fera quelque chose de fort. Un roman… » finit par avouer le voisin qui travaille jour et nuit pour le finir, ce roman. Cécile en a commencé un autre et nous en lisons un troisième, à moins qu'il ne s'agisse du premier. Mansour, à la fin de la semaine, surgit et tire de son cartable Histoire de Tayeb puisque Massouda avait murmuré : « ces chrétiens sont venus me ramener mon fils Tayeb». La deuxième partie du livre donne à lire cette histoire. On découvre vers l'an 1900, le hadj Fatmi arrivé de Fès pour acheter un riad à Marrakech. « Cousin du ministre des Dépenses de l'Empire chérifien, il l'accompagna sur ses instances pressantes, à la conférence d'Algésiras qui se déroula en l'an 1906… » Et puis vint la catastrophe : « au détour d'une ruelle, il les voit. Il s'arrête, pétrifié. Ce sont quelques hommes vêtus d'un uniforme, ils ont le teint pâle et le regard bleu et conquérant» . (…) le dénommé Orsini crie : – Balek ! Balek ! Le hadj Fatmi ne bouge pas. - Balek !Balek. (…) Une estafilade apparaît sur sa pommette droite, quelques gouttelettes de sang en sourdent. » Nous sommes en 1912, Hadj Fatmi vient de faire un serment : il ne sortira plus tant que son pays sera occupé. On apprendra, quelques chapitres plus loin, et vingt-quatre ans plus tard, lorsque le résident Noguès dissout le Comité d'action marocaine que Hadj Fatmi et Allal El Fassi sont apparentés : « leurs grands-mères sont sœurs. » Le fils de Hadj Fatmi a participé dans le Rif, à la bataille d'Anoual : « Le général Sylvestre, après avoir remis à son ordonnance ses décorations et ses insignes d'aide de camp du Roi, fait le signe de la croix et se tire une balle dans la tête. Les Rifains ont gagné la bataille d'Anoual. » L'Espagne y perd vingt mille hommes, l'évocation de cette bataille rend bien pâle le souvenir que le lecteur conserve de François et Cécile. Mais qu'importe ! Le talent de Fouad Laroui dans La vieille dame du riad tient précisément en sa capacité à relier d'un fil ténu, mais sans fausse note, le passé lointain et tragique et le présent bouffon ou fantaisiste. A la fois précis et lyrique, Fouad Laroui maîtrise la dramaturgie nationale et on a rarement lu sous sa plume des pages moins affectées par le souci de s'allier la connivence des lecteurs pas toujours très exigeants. C'est vraiment avec son cœur qu'il a écrit l'histoire de Tayeb, soldat d'Abdelkrim. En outre, quel romancier marocain, avant lui, nous avait rappelé qu'on estime de 10 à 15 000 le nombre de Marocains morts sur les champs de bataille de la Seconde Guerre mondiale ? Personne avant Fouad Laroui n'était ainsi parvenu à conter en langue française l'histoire du Maroc au vingtième siècle avec ce mélange de gravité et de fébrilité inquiète qui restitue les soubresauts connus par le pays et témoigne finement de son unité. Comme on est loin des tentatives de Kébir M. Ammi, réitérées, certes, mais poussives- quand elles n'ont pas frisé l'inepte avec Le Ciel sans détours (Gallimard, 2007). Fouad Laroui, qui lit ses confrères, a ici parfaitement compris ce qu'il ne faut pas faire et, d'abord, qu'il ne faut pas prendre ses lecteurs pour des niais. Il ne cesse jamais d'être romancier dans cet excellent livre d'histoire où il rappelle des faits capitaux : « La conquête du Maroc ne s'achève qu'au milieu des années 30. La résistance à la colonisation a fait, depuis 1902, trente-huit mille morts français, plus que n'en fera la guerre d'Algérie entre 1954 et 1962 (trente-trois mille). » De telles informations ne nuisent pas à la matière romanesque. Elles l'informent et elles constituent aussi un rappel du fait que l'existence d'un individu est un fétu dans le feu Fascinés par le destin de Tayeb, les époux Girard vont-ils transformer leur riad en « Musée des tirailleurs marocains » ? Oui. Une photo montre Tayeb « qui a déjà vu l'enfer, et que la vie n'effraie pas ». Et c'est ainsi que Fouad Laroui vient de réussir avec La vieille dame du riad son meilleur livre. Bravo !