Le procès du président déchu, Hosni Moubarak, promet d'être le rendez-vous de cette semaine et volera certainement la vedette aux traditionnels feuilletons du ramadan. C'est en Egypte qu'est apparue, à la fin du XIXe siècle, une presse populaire à large diffusion. C'est en Egypte qu'est lancée, au lendemain de la Première Guerre mondiale, une industrie cinématographique qui fera du Caire le Hollywood incontesté du monde arabe. C'est d'Egypte qu'émergeront les grands romanciers, chroniqueurs, scénaristes et autres « story-tellers » de la modernité orientale – de Manfalouti à Abdel-Qouddous. Voilà un fait. Et en voilà un autre : c'est en Egypte qu'est née la première révolution arabe moderne – et avortée –, celle de Orabi Pacha. C'est en Egypte que prospèrent les premiers partis politiques arabes. C'est l'Egypte qui fera, avec Nasser, la première révolution de l'ère des indépendances. Quelque part, le procès de Hosni Moubarak est la convergence naturelle de ces deux processus de plus d'un siècle, hautement symboliques de la modernité : la démocratisation de la politique – par les partis, par la dictature populiste, par les élections, peu importe – et la démocratisation de la culture –par l'invention d'une langue « moyenne » entre le dialecte et la langue écrite, par les mass-médias, par le jeu du marché et de la concurrence des produits culturels. Pendant longtemps, le public arabe s'habitua à ce que les berges du Nil lui servent ces deux ingrédients, mais toujours distincts : Nasser et Oum Kalthoum, les Frères musulmans et Adel Imam, le processus de paix et Shirihane. A un zapping près, on passait de la politique à la culture ; certes, l'une comme l'autre étaient souvent basses, médiocres, populistes, mais elles avaient leur succès, cela suffisait. Une condamnation «civile» de Hosni Moubarak, prouvera que – enfin ? – modernisation culturelle et modernisation politique se sont conjointes en Egypte, et donc, quelque part, dans le monde arabe. Le feuilleton du ramadan est tant attendu « du Golfe à l'Atlantique » – selon l'expression de Michel Aflaq qui pensa un moment faire de l'Egypte la Prusse du monde arabe unifié. Cette année, ça ne sera ni la Trilogie ni Raafat al Hagane, ce sera le procès de Hosni Moubarak. Pour la première fois, il s'agira d'une hybridation de Mahmoud Ismaïl et Saad Zaghloul, de Naguib Mahfouz et Anouar al Sadat… Tout ce que l'Egypte a cristallisé comme produit culturel et politique de masse – le nationalisme arabe et le soap-opera, l'islamisme et le roman à l'eau de rose – se trouvera condensé en un show unique. Un fantôme, tout au long du procès, marchera dans les couloirs du prétoire : celui de Saddam Hussein. Sa condamnation, son exécution, ne furent pas un show, plutôt un sacrifice – et qu'il ait été pendu le jour même de l'Aïd Al Adha n'était pour tromper personne, Américains comme Arabes. C'est dans une tradition ancienne que puisa le procès de Saddam Hussein, celle du sacrifice sanglant du souverain, mélange de régicide, de parricide et de cérémonie expiatoire. Les anthropologues rapportent les cas de sociétés primitives mettant à mort leur souverain au terme de son règne, parfois au terme d'une année de pouvoir. Cela se faisait à l'occasion, très souvent, d'un carnaval, où les usages et les règles étaient, pour un temps limité, bafoués et renversés. La modernité n'a pas pu éradiquer complétement cette tradition. Aux Etats-Unis, les assassinats de Abraham Lincoln et de John F. Kennedy ont très tôt pris des contours mythologiques, que le cinéma comme la littérature se plaisent à interpréter. En Egypte, l'assassinat de Sadat, en octobre 1981, fut de cette veine: un sacrifice public et rituel. Il arrive même que le corps du souverain déchu devienne objet de haine ou de vénération : Mussolini lynché à Milan par les résistants, Nuri Saïd déchiqueté par la foule à Bagdad en juillet 1958, et métaphoriquement, les statues de Saddam Hussein déboulonnées et outragées par la foule en 2003. Il est probable, malheureusement, que le sort de Kadhafi –Ali Abdallah Saleh y a échappé, de peu – se décidera dans cette zone obscure. Espérons que le feuilleton du ramadan – qui durera probablement plusieurs mois, si ce n'est plusieurs années – ne se termine pas par une condamnation à mort. Non pas qu'il s'agisse à tout prix d'être abolitionniste, mais parce qu'une condamnation « civile » de Hosni Moubarak, prouvera que – enfin ? – modernisation culturelle et modernisation politique se sont conjointes en Egypte, et donc, quelque part, dans le monde arabe. La page du souverain archaïque, que seuls la mort et le sacrifice peuvent destituer, sera dès lors tournée.