Rien de tel qu'une bonne crise pour vous ragaillardir un homme. L'euro est attaqué et le vétéran des hedge funds (fonds spéculatifs), le spéculateur et dans le même temps humaniste, philanthrope et donneur de leçons George Soros, est de retour sur le devant de la scène. Selon nos confrères du Wall Street Journal, il aurait dîné le 8 février avec d'autres dirigeants renommés de hedge funds dans un restaurant de New York. Plat du jour: une baisse de l'euro, avec un objectif de retour à la parité avec le dollar. Très en verve, les financiers auraient non seulement fixé leur objectif, mais précisé les moyens mis en œuvre, avec un effet de levier de 20. Autrement dit, en utilisant toutes les techniques habituelles des hedge funds (recours aux produits dérivés et fort endettement), une mise de 1 million de dollars peut mettre en jeu l'équivalent de 20 millions; une hausse du dollar de 10 % rapporte alors 2 millions, soit un gain de 100%! Et la hausse envisagée est supérieure à 30%. Il y aurait effectivement beaucoup d'argent à gagner! La BCE peut-elle aussi, comme la Banque d'Angleterre, connaître un mercredi noir? Ces petites facéties étaient-elles destinées à être révélées au grand public? Ce n'est pas sûr. Il est évident qu'en temps de crise les investisseurs sont nombreux à agir de la même façon: c'est la technique de la meute harcelant une proie. Mais avoir un comportement identique parce qu'on a analysé la situation de la même façon, ce n'est pas exactement la même chose que d'agir de concert. Car les actions concertées, dans le monde de l'économie et de la finance censé respecter certaines règles, ce n'est pas très bien vu par les régulateurs et cela peut coûter cher. D'ailleurs, le département américain de la Justice a réagi en demandant aux hedge funds de ne pas détruire les relevés de leurs opérations sur l'euro. Ce qui est gênant dans l'affaire, c'est l'aspect collectif de cette publicité. Sinon, George Soros n'a jamais répugné à faire connaître les spéculations dans lesquelles il était engagé… pour son plus grand bénéfice et avec l'aide généreuse des médias. Cela fait même partie de sa stratégie, qu'il a théorisée en développant le concept de «réflexivité des marchés». Autrement dit, pour une monnaie, une action ou n'importe quel autre produit financier, il n'y a pas un «juste» prix qui finira par être constaté et qu'il faudrait deviner avant les autres; il est important de faire de bonnes analyses macroéconomiques de la situation, mais le prix résulte essentiellement de l'interaction entre les différents acteurs du marché. En faisant savoir qu'on vise tel prix, on peut inciter les autres opérateurs à faire de même et donc on augmente ses chances de gagner. Pour exercer une influence sur les marchés, il faut d'abord être connu et intéresser les médias. Pendant longtemps, George Soros a réussi à gagner beaucoup d'argent et à faire grandir sa notoriété, mais sans faire les gros titres des journaux. Il lui a fallu attendre 1992 et sa spéculation gagnante contre la livre sterling pour accéder au statut de «gourou» de la finance. Il faut dire que l'opération a été remarquablement bien menée. A la base, une bonne analyse de la situation: la livre est entrée dans le Système monétaire européen à un cours trop élevé par rapport au mark, elle ne pourra pas tenir et la Bundesbank ne fera rien pour aider la Banque d'Angleterre. Ensuite, la mobilisation par l'emprunt de sommes considérables, au total l'équivalent de 15 milliards de dollars, et la prise de positions à la vente sur la livre et à l'achat sur le mark dès le mois d'août. Enfin, la multiplication des interventions dans les médias sur le thème: la Grande-Bretagne ne pourra éviter de faire sortir très bientôt la livre du SME. Et cela a marché: le mercredi 16 septembre 1992, après avoir tenté par deux fois dans la même journée de faire face à la crise par des relèvement de taux, les autorités britanniques doivent céder et George Soros empoche un milliard de dollars. La BCE peut-elle aussi, comme la Banque d'Angleterre, connaître un mercredi noir? D'abord, il faut voir que George Soros n'a que les pouvoirs que l'on veut bien lui prêter. Ainsi que le rappellent Michel Aglietta, Sabrina Khanniche et Sandra Rigot dans leur ouvrage «Les hedge funds, entrepreneurs ou requins de la finance?», toutes ses spéculations n'ont pas été couronnées de succès: en 1997, après avoir joué avec succès la baisse de plusieurs monnaies asiatiques George Soros a échoué, avec d'autres gérants de fonds, face à Hong Kong, qui a su se défendre avec beaucoup d'intelligence. Au cours des années suivantes, la bulle des valeurs Internet ne lui a pas réussi: il a commencé par jouer la baisse des marchés d'actions trop tôt, en 1998 et 1999; il a réussi ensuite à gagner de l'argent en reprenant le train en marche, mais n'a pas senti venir le krach qu'il avait pourtant anticipé un an ou deux plus tôt. Même les maîtres peuvent commettre des erreurs… Ensuite, il faut constater que le contexte actuel a peu de choses à voir avec l'épisode de la livre sterling. L'euro n'est pas lié au dollar par un lien fixe ou une fourchette de cours. Il n'y a pas de verrou à faire sauter, pas de seuil précis autour duquel pourrait se nouer une action dramatique. Dans le meilleur des cas (pour les spéculateurs comme pour l'économie de la zone euro), la monnaie unique peut continuer à reculer, mais il paraît peu probable que l'objectif avancé d'un euro pour un dollar par an puisse être atteint rapidement. Les Européens ont besoin d'un euro plutôt un peu plus bas que celui auquel il est déjà revenu (autour de 1,36 dollar contre 1,51 au plus haut), mais les Etats-Unis ne souhaitent pas voir leur propre compétitivité trop fortement remise en cause: eux aussi ont besoin d'exporter! Il n'est pas certain non plus que les articles publiés par Otmar Issing, ancien économiste en chef de la Banque centrale européenne et aujourd'hui conseiller de Goldman Sachs, ou par George Soros lui-même dans le Financial Times, puissent suffire à entretenir l'inquiétude. Comme Soros le déclarait le 9 décembre devant la London Business School, «le point de vue dominant est que les marchés ont toujours raison. Je pense au contraire qu'ils ont presque toujours tort». L'homme qui les manipule si bien et qui grâce à eux a connu fortune et gloire est un hypocrite…