Un malentendu risque de mettre côte à côte les révolutions égyptienne et tunisienne, les révolutions yéménite, libyenne ou syrienne, dont l'ampleur, la radicalité et la violence tiennent, aussi, en ce qu'elles touchent et remettent en cause jusqu'aux limites mêmes des pays. Une même formule, la concordance temporelle et des phénomènes de contagion, tendent parfois à masquer de profondes divergences. Le printemps arabe est un, indéniablement, mais comme un Janus Bifrons, il regarde souvent vers deux horizons différents. Dans le vaste enchaînement des événements depuis le début de cette année, on peut distinguer deux révolutions en une, la première se déployant à Tunis et au Caire, la seconde flambant en Libye, en Syrie et au Yémen, pour le moment. Dans les années 1950 et 1960, les républiques arabes nées au lendemain des indépendances se sont toutes appuyées sur deux piliers : l'armée et le parti unique, comme s'il ne suffisait pas d'une seule institution pour asseoir des pouvoir fragiles mais ambitieux et volontaristes. Toutes, sauf la Tunisie et l'Egypte. Bourguiba se contenta du parti, et l'armée joua un rôle effacé. Quant à Nasser, s'il se créa un parti, personne ne fut dupe, et l'Egypte, même sous Sadat, resta d'abord une république contrôlée par une junte militaire. Cette exception tuniso-égyptienne révèle la solidité des deux pays, peut-être les seuls des pays arabes à avoir des caractères « européens » d'Etat-nation : la centralisation du pouvoir – que manifeste la mégacéphalie du Caire et, relativement au pays, de Tunis – l'homogénéité culturelle et linguistique, le jacobinisme des élites… Ils pouvaient se suffire d'une seule locomotive. Dans les années 1950 et 1960, les républiques arabes sont toutes appuyées sur deux piliers : l'armée et le parti unique. Aussi, il n'est peut-être pas étonnant que ce soit là que les révolutions de 2011 aient pris d'abord. Mais la propagation, ensuite, de la révolution lui donna des tournures et des formes propres au génie historique des autres pays arabes, faisant d'elle une « autre révolution ». Lors du printemps des peuples européens en 1848, une espèce de malentendu mit côte à côte les révolutionnaires parisiens des journées de février, qui mirent à bas, définitivement, la dynastie des Bourbons, et les militants polonais, tchèques ou hongrois, luttant contre les Tsars de Saint-Pétersbourg et les Habsbourg de Vienne. Malentendu, car les motivations n'étaient pas les mêmes, on peut même ajouter : les revendications françaises étaient aux antipodes de celles des révolutionnaires centre et est-européens. Les Français voulaient changer de régime politique et demandaient plus de liberté et d'égalité sociale, mais le cadre étatique et culturel n'était pas remis en cause. Ce que les militants slaves et magyars voulaient, aux côtés de la liberté, qui est transnationale et consensuelles, c'était une redéfinition des identités culturelles des futurs Etats. Un même malentendu risque de mettre côte à côte les révolutions égyptienne et tunisienne, aussi jacobines, aussi sûres de leur identité politique et territoriale que le précédent français, des révolutions yéménite, libyenne ou syrienne, dont l'ampleur, la radicalité et la violence tiennent, aussi, en ce qu'elles touchent et remettent en cause jusqu'aux limites mêmes des pays. Un minimum de lucidité révèle bien, sous les banderoles et les slogans à Sanaa, à Damas ou à Benghazi, les appartenances confessionnelles et tribales, le retour des axes de dissension géographique ou ethnique, l'hydre identitaire tapi sous l'abstraction politique. Aussi, si l'avenir de Tunis et du Caire importe à l'ensemble de la région, c'est aussi parce que ces deux pays peuvent fournir un frein aux revendications identitaires (que l'on sait, comme les protestations narcissiques, impossibles à combler entièrement), et ramener, à Damas comme à Tripoli comme à Sanaa, les révolutionnaires d'aujourd'hui et les hommes politiques de demain, à plus de lutte politique et sociale et à moins de revendications identitaires. Cette vocation de modération-modernisation, l'Egypte l'eut souvent depuis le XIXe siècle mais ni Mohammed-Ali face à la fragmentation levantine, ni Nasser face au radicalisme du Baas syrien, ne surent résister aux appels de « l'autre révolution » arabe qui, à côté de la modernisation de l'Etat, réclame depuis deux siècles des bouleversements identitaires meurtriers.