On appelle en économie – les économistes ont souvent de l'humour – « avantage du retard » cette réalité paradoxale qui fait d'un handicap un atout. Le métro du Caire est beaucoup plus moderne que celui de Paris, l'aéroport de Dubaï plus performant que celui de plusieurs métropoles européennes. Pourtant Paris fut l'une des premières villes du monde à disposer d'un réseau de transport souterrain, et les premiers aéroports ne sont pas apparus dans les émirats. C'est qu'il est plus facile de faire du neuf que de rénover une vieille structure. Les exemples qui précédent restent anecdotiques, plus que les réalités auxquelles pensent les économistes. Beaucoup de pays ayant procédé à d'ambitieux programmes d'industrialisation – l'Algérie, la Syrie, l'Egypte – se retrouvèrent, dans les années 1990, embarrassés par des usines obsolètes, des stocks vétustes, des syndicats bureaucratisés, une main-d'œuvre rétive aux nouvelles techniques. Ils furent souvent dépassés par des pays n'ayant jamais accordé à l'industrie une place centrale, et qui purent, du coup, mieux intégrer les dernières nouveautés – le Maroc, la Tunisie, par exemple… C'est cela l'avantage du retard qui, dans certaines situations, donne préséance au sous-développement. Cet avantage du retard, le Maroc en a profité et en profite encore dans plusieurs domaines – l'industrie, le cinéma… Depuis quelques mois, un domaine jusque-là préservé de cette loi de l'avantage du retard semble concerné : la démocratie. De tous les pays arabes, le Maroc – avec le Liban et la Jordanie – était probablement le plus avancé dans la voie, lente, difficile, tortueuse, du processus de démocratisation. Et voilà qu'en quelques semaines, la Tunisie et l'Egypte et demain, probablement, la Libye, le Yémen, d'autres encore, entrent de plain-pied dans la construction démocratique la plus avancée. « Avantage du retard » des dictatures archaïques sur les pays semi-démocratiques ? Deux exemples tragiques peuvent être médités : en 1975, le Liban, bon élève d'un Moyen-Orient encroûté dans l'idéologie et la mobilisation de masse, s'engage dans des guerres civiles à n'en plus finir pendant que l'Egypte et la Syrie procèdent à de timides « infitah »; 1990 : la Yougoslavie, vitrine touristique d'une Europe de l'Est frigorifiée par le Rideau de fer, vole en éclats alors que ses voisins se démocratisent. « Libanisation », « balkanisation », on inventa même des mots nouveaux pour ces situations inédites : comment des pays politiquement avantagés pouvaient s'enfoncer dans l'horreur alors que tout leur environnement régional paraissait s'améliorer ? La situation actuelle du Maroc dans son environnement arabe est, heureusement, différente : la libéralisation politique et économique à laquelle procède le Maroc depuis deux décennies, ne tient pas à la fermeture du reste de la région. Autrement dit, le Maroc ne faisait pas du free riding libéral aux dépens des dictatures qui l'entourent – à la différence du Liban des années 1960, et en partie, de la Yougoslavie des années 1980. Un autre exemple peut, aujourd'hui, servir de phare pour le pays : l'Angleterre du XIXème siècle, dans sa longue et lente marche vers la démocratie, se voyait souvent dépassée par les révolutions européennes continentales ; cela n'a pas produit de phénomène de contagion : face aux palinodies continentales, qui faisaient tanguaient les Etats entre révolutions et dictatures, Londres poursuivait ses lentes réformes. Probablement qu'il y a deux types de processus de démocratisation : ceux qui s'appuient sur la table rase et le programme théorique, et dont le modèle inégalé reste la révolution française ; et ceux qui puisent dans la tradition et la jurisprudence, empilant lentement les droits et les avancées, comme le fait le Royaume- Uni, depuis au moins la Magna Charta de 1215. Le Maroc doit choisir sa voie. Adam Zili