L'une des clefs (et des serrures, ajouterait Michel Tournier) offrant d'accéder à ce que vise une œuvre littéraire, c'est sans doute la place accordée par l'auteur à la géographie. Quels pays, quels paysages le texte célèbre, suggère ou traverse ? La question trouve une riche réponse avec l'ouvrage de Michel Tournier Voyages et paysages, paru en 2010 dans la collection Voyage avec…, coéditée par la Quinzaine littéraire et Louis Vuitton. Il s'agit d'un recueil de textes choisis et présentés par Arlette Bouloumié, illustrés par de fort belles photographies d'Edouard Boubat. Puisés dans les romans de Tournier, depuis Vendredi ou les limbes du Pacifique (Gallimard, 1967) qui le révéla, jusqu'aux Météores (Gallimard, 1975) et au-delà, l'ouvrage est une anthologie commentée qui nous promène dans les pages du conteur, du voyageur, de l'essayiste et du philosophe, car Tournier se cherche lui-même en écrivant et en voyageant, quand il ne devient pas à son tour photographe, comme Voyages et paysages aurait pu le montrer aussi, mais c'est Boubat, photographe tendre et lumineux, auquel on doit les images du monde offertes au lecteur. L'attachement de Tournier pour le Maghreb m'avait impressionné à la lecture de La Goutte d'or (Gallimard, 1985), d'où mon petit livre Idriss, Michel Tournier et les autres (La Différence, 1986) appliqué à identifier toutes les récurrences arabes dans le texte qui mettait le jeune oasien Idriss en présence de Mohammed Amouzine, ouvrier tailleur d'origine égyptienne que « la voix sublime d'Oum Kalsoum jetait dans un enthousiasme brûlant ». Cette voix hypnotique (émanant de celle que Tournier disait être une « grosse dame au visage lourd ») rappelait à Idriss le corps autrement suggestif de Zett Zobeida, la danseuse admirée à Tabelabala. L'ethnologue Dominique Champault avait consacré à Tabelbala une étude fascinante : Une oasis du Sahara nord-occidental Tabelbala (CNRS,1969). L'Algérie est donc présente dans l'œuvre de Tournier, mais l'écrivain n'est pas moins attaché au Maroc et à la Tunisie. Voyages et paysage se ferme d'ailleurs sur une réponse de Tournier à une journaliste : « il y a deux pays où je me sens chez moi : la Tunisie (le plus occidental des pays arabes) et l'Allemagne…» La catégorisation que propose Tournier surprendra sûrement quelques lecteurs, mais pas certains Slaouis ou Tétouanais : « je crois aller à Arles », écrit-il. « Et je me retrouve en Afrique, dans l'une des trois Afriques blanches, l'espagnole (Maroc), la française (Algérie), l'italienne (Tunisie) ». Arlette Bouloumie rappelle que la Tunisie a réservé à Tournier, outre l'éblouissement devant la verdoyante Hammamet, la « rencontre heureuse du peintre Ali Ben Salem et de son épouse suédoise Kerstine. « Il a emprunté le prénom de Kerstine et l'art de la tapisserie où elle s'était rendue célèbre pour écrire le petit conte dans le style des Mille et une nuits Barberousse, qui se passe à Tunis au temps du célèbre pirate Kheir ed Dîn à la barbe rousse, qui devint l'ami de François 1er ». Je ne prétendrai pas être le petit bonhomme le plus surprenant rencontré au Maroc par Tournier, mais ni lui ni moi ne saurions oublier comment, l'interviewant à brûle-pourpoint, il y a près de quarante ans, après l'avoir reconnu qui buvait une tasse de thé à La Petite Duchesse à Rabat, je rapportai un propos qu'il me tint « off the record » : « Il faudrait tuer Guy des Cars », ce qui lui valut à son retour en France les récriminations de l'attachée de presse de GdC, le graphomane raciste et misogyne que j'attaquai plus tard dans un pamphlet intitulé Brèves notes cliniques sur le cas Guy des Cars… (Barbare, éd, 1979). Quel plaisir de relire, grâce à Voyages et paysages, les passages des Petites proses où Tournier propose de Casablanca une vision forte : « Une poignée de garçons jouaient avec des exclamations rauques à envoyer un ballon contre la façade d'un des immeubles, et les impacts sonnaient comme des coups de poing. Il y avait là une brutalité, une désolation et une énergie qui blessaient et gonflaient le cœur. Fort de ses montagnes, de son océan, de son climat rude, mais aussi de ses affinités ibériques et de son goût pour les chevaux, le Maroc sait mal sourire, mais il augmente la taille et élargit la poitrine de ceux qui l'aiment et le comprennent ». Pour les sourires, j'affirmerai qu'il suffit de se montrer prévenant avec le premier venu, n'est-ce pas ? Voici la rencontre avec Mohammad Asad, retiré à Tanger où il mettait la dernière main à une traduction commentée en anglais du Coran : « Juif autrichien, né avec le siècle à Lwow en Galicie orientale, il avait découvert le Moyen-Orient en Palestine en 1922, comme correspondant d'une agence de presse berlinoise. Sa métamorphose s'opère en peu de temps. Il adopte l'Islam (« Moins une religion qu'une manière de vivre »), la langue arabe, un nom nouveau, le désert et son mode d'emploi naturel, le nomadisme (« Si l'eau d'un étang reste immobile, elle devient fétide ; elle reste limpide si elle coule. Ainsi de l'homme qui voyage »), et surtout la cause des pays arabes contre leurs colonisateurs occidentaux ». On n'en finirait pas de détailler les surprises que réserve la lecture de Voyages et paysages, ce bouquet de pages sur la France, l'Europe, l'Afrique noire, l'Egypte, le Canada, l'Inde ou le Japon. u