Le 21 mai 2011 aura lieu un des événements les plus sympathiques dans la vie littéraire et intellectuelle depuis la célébration du centenaire de Claude Lévi-Strauss. Il s'agira de fêter le centième anniversaire de Maurice Nadeau, l'éditeur et critique littéraire qui, dans sa collection Les Lettres nouvelles a publié Khatibi (La Mémoire Tatouée), Boudjedra (La Répudiation), Ben Jelloun (Harrouda), mais fut aussi l'éditeur, là ou ailleurs, d'Henry Miller et de Witold Gombrowicz, celui du romancier argentin d'origine syrienne Juan-José Saer et de la nouvelliste Geneviève Serreau, épouse de Jean-Marie Serreau, le metteur en scène auquel on doit les premières représentations du théâtre de Kateb Yacine. Découvreur de Georges Pérec (Les Choses), critique littéraire du quotidien Combat, quand Albert Camus en était l'éditorialiste, Maurice Nadeau continue de diriger La Quinzaine littéraire. C'est, en kiosque, bien la seule publication vouée à la vie intellectuelle à ne dépendre que de ceux qui y écrivent (bénévolement), et à ne pas complaire aux éditeurs-annonceurs. Dans sa jeunesse, Nadeau s'est intéressé à l'Afrique. Il le raconte à Laure Adler dans Le chemin de la vie (Verdier, 2011) : «J'avais rencontré Michel Leiris, responsable à ce moment-là du département Afrique au musée de l'Homme. En parlant avec lui du surréalisme, on en arrivait à évoquer l'Afrique. L'Afrique fantôme, où l'on sent toutes ses attaches au surréalisme, m'a alors beaucoup influencé. L'Afrique, c'était pour moi un continent à découvrir – il y a des attirances qui s'expliquent facilement. J'ai étudié ainsi pendant un an, et je suis content d'avoir ce certificat d'ethnologie, cela m'a fait sortir un peu de l'Europe» . Marthe, sa future épouse, avait été, un temps, institutrice en Algérie. C'est dans ce pays que Nadeau en tomba amoureux, durant la visite qu'il lui rendit. Mais l'Algérie retentit aussi tout spécialement dans le destin de Maurice Nadeau pour une raison non plus privée mais politique ainsi qu'il le raconte à Laure Adler, en évoquant la rédaction du Manifeste des 121 appelant les soldats français à l'insoumission : « Nous ne pouvons pas accepter la guerre d'Algérie (…). La police débarque chez Julliard, où je travaille à l'époque, ouvrant mon tiroir, ils y trouvent des adresses de signataires – c'était moi qui étais chargé de rassembler les signatures, pas toutes, mais beaucoup. Je suis arrêté : « On va vous épargner un taxi, on vous emmène ! » et me voilà embarqué pour la préfecture de police. Les gens sont aux fenêtres : « Ah ! Ils l'embarquent Qu'est-ce qu'il a fait encore ? » Moi je m'y attendais, ça ne me surprend pas, je suis à ma place… Au fond, je ne suis pas mécontent de ce qui m'arrive. Je suis l'un des deux inculpés, Blanchot pour avoir écrit le manifeste, et moi pour l'avoir répandu» . Que les intellectuels aient des devoirs, c'est la conviction de Nadeau, et il a su le montrer. Servir la littérature n'oblige pas à fermer les yeux. Et l'on se souvient aussi que Les Lettres nouvelles ont publié des ouvrages, aujourd'hui introuvables mais qui nous ont impressionnés comme Un sang mal mêlé de Granby Blackwood (en 1967) ou Sous dix mille couches de soleil de Jean-Prierre Millecam, enseignant qui collabora au mensuel Casablanca Lamalif. L'heure est venue pour ceux qui aiment la littérature de lire Grâces leur soient rendues, les mémoires de Maurice Nadeau que republie, vingt ans après, Albin-Michel. Aujourd'hui, Nadeau édite sous son nom devenu nom de marque des auteurs qui lui font perdre de l'argent mais séduisent la part la plus exigeante du public. Nadeau n'avait pas de quoi laisser un pourboire lors des modestes agapes au restaurant pour célébrer son mariage avec Marthe. Il a tant travaillé que ses menus s'améliorèrent ainsi que je le rappelai facétieusement dans mon essai d'autobiographie alimentaire L'Oiseau vit de sa plume (Belfond, 1989 : «C'est avec délices que je me répétai ensuite le menu d'un dîner réunissant naguère Witold Gombrowicz, Geneviève Serreau et Maurice Nadeau : « Truffes à la Soubise et crème Languedoc Monsieur-le-Duc. » Je me le répétai avec d'autant plus de ferveur que Nadeau auquel j'avais soumis un articulet m'avait un jour offert dix francs (dix francs de 1973) en m'interrogeant d'un naïf sourire : « Vous allez regagner votre pont ? » La Quinzaine littéraire ne m'en voulut point d'avoir rapporté cette petite anecdote. Marcel Bisiaux y fit sans malice et généreusement l'éloge de mon Oiseau. Même si ma gratitude à l'égard de Nadeau a plus d'une raison, celle qui prédomine, tient à ceci qu'il a publié la traduction française du Transatlantique de Wilold Gombrowicz, un roman dont l'étrange force agit encore sur moi, des années après ma lecture, comme un aimant.