D epuis les poèmes de «Car vivre est un pays», publiés à Paris en 1978 chez un petit éditeur, Caractères, le nom de l'écrivain-pêcheur Moncef Ghachem n'a jamais cessé, au fil de ses publications, de représenter à mes yeux le meilleur de la francophonie tunisienne. Il y avait toujours la même grâce dans l'Epervier , nouvelles de Mahdia, paru chez SPM en 1994 puis réédité par l'Arganier en 2009 ( Prix Albert Camus en 1994). C'est que Ghachem exprime, savoureusement, son attention authentique à la réalité d'un art et d'un métier -pêcheur- qui fut celui de son père et que lui-même pratiqua. Voici qu'il en révèle la confrérie mahdoise dans un livre délicieux dont le titre Mugelières n'est mystérieux qu'en apparence. Dédié donc à l'évocation de la vie et des œuvres des pêcheurs de Mahdia et de Salakta, le livre mérite son titre. Dans les mains sautillantes des pêcheurs, il y avait en effet des gerbes de muges (ou mulets) et Ghachem rêve pour Mahdia du retour de ces temps féériques. On ne peut pas citer dans la littérature maghrébine de langue française un livre plus généreux, plus réjouissant, plus grave et plus élégant dans la forme que ces Mugelières que leur préfacier Alain Jégou salue ainsi : «Belle bouffée d'oxygène iodé que ce témoignage de Moncef Ghachem qui nous permet de recouvrer les brises et meltem d'une époque où les pêcheurs étaient des êtres «chevronnés… authentiques et compétents», des hommes fiers du métier qu'ils exerçaient en toute sérénité, en ces temps pas si lointains où les enfants rêvaient d'être marins». Moncef Ghachem a la chaude vertu de conviction des conteurs. Il vous rapproche délicatement des sites et des gens, vous communique l'ardeur, la fantaisie, l'émotion qu'incarnent les travailleurs de la mer. Si Mugelières vient de paraître aux éditions Apogée, à Rennes, c'est que Ghislain Ripault qui était déjà à l'origine de la publication, jadis et naguère, de l'Epervier, a considéré que dans cette maison bretonne on partageait naturellement la passion maritime de Ghachem. Beaucoup d'écrivains, nouvellistes, romanciers ou poètes, « parlent » du « peuple ». Moncef Ghachem fait bien mieux que cela : il en est, par toutes les fibres du vécu et il l'écoute avec passion, ce peuple, et avec naturel, comme on boit lorsqu'on a soif. Il raconte les siens, son père, tel oncle, les pêcheurs embarqués et ceux qu'Abdelwahab Meddeb a décrit «l'été à Mahdia, après le crépuscule, sur l'esplanade qui prolonge les quais, (…) une troupe d'hommes surgis du club des notables». Mais sur ce club, Ghachem ne s'attardera pas : «enfant de pêcheurs, écrit-il, je partage avec les pauvres le privilège de la pauvreté». Aujourd'hui, il possède le privilège de la justesse et il sait tout du muge ou mulet sauteur dit aussi mulet doré et mulet migratoire. Comment oublier la dernière fois où son père vint pêcher le muge à Salakta : «Quand la mugelière s'ouvrit, mon père saisissant, à chaque main, une rame, suivit à la trace les derniers cercles de la mise à mort du banc. Il avait, auparavant, méticuleusement rangé des deux côtés de l'étrave, sur le bord arrière, le filet qui roula dans les deux eaux encerclées, sans obstacle, aucun… Peu de mulets sautèrent, mon père n'en prit qu'un seul, un mâle chétif au museau gelé». Et la barque ? Oui, César ! La barque ! «Pour tirer notre vieil esquif sur la terre ferme, mon père se fit aider par les amis pêcheurs Jaber et Youssef Menzeli… On m'a dit qu'un matin de vent froid, mon père debout face à la barque, la regardait avec tristesse… » Moncef Ghachem a écrit avec Mugelières un livre émouvant, succulent et autant passionné que passionnant -Il y parle des pêcheurs marins italiens ou tunisiens, du poète Marius Scalési (Tunis 1982- Palerme 1922) et de Claudia Cardinale dans La Chaîne d'or-S'îlsilâ min Dhahab, le film de Khaled Abdelwahab, surnom du réalisateur breton René Vautier. Au fond, je voudrais disposer d'assez de place pour recopier in extenso à votre profit ce livre qui m'a tout simplement enchanté.