On entre dans « Le jour du Roi » comme on entre dans un songe, imperceptiblement. On est happé par l'univers et la langue de Omar, le pivot de cette histoire, âgé de quatorze ans, pauvre Slaoui qui rêve de rencontrer le roi du Maroc. Ceci se passe en juin 1987. La première rencontre avec le souverain se fait sur le mode onirique et c'était un cauchemar. L'auteur adopte le langage de l'enfant qui s'émerveille devant la vision de l'auguste face royale : « Il est beau. Je l'aime. On m'a appris à l'aimer. A dire son nom. A le crier » (p.9). Déception pour l'adolescent puisque c'est son ami intime et riche, Khalid, qui sera élu pour aller baiser la main du roi. Ce qui est un rêve pour les pauvres est une réalité pour les riches. Les déchirements de Omar s'avèrent multiples et Abdellah Taïa s'évertue à ressortir les ambiguïtés et les contradictions qui structurent la société et qui pèsent sur les frêles épaules du protagoniste : amour et crainte du Roi ; jalousie et amitié avec Khalid ; haine de la mère et complicité avec elle ; pitié et amour du père… De tels nœuds ne peuvent que déclencher la marche inéluctable de la machine infernale de la fatalité qui donne au récit les allures d'une tragédie grecque. Les personnages semblent condamnés d'avance et la mort plane non seulement sur la tête du héros tragique mais sur tout un peuple ; une tragédie à la marocaine : « De la mort quotidienne. Non la mort naturelle mais plutôt la mort comme menace permanente, visible, respirable, une arme braquée sur moi, nous, tout un peuple. La mort sans apaisement. La mort dès le départ » (p. 143). Rappelons que les événements se situent chronologiquement dans cette période de l'histoire du Maroc désormais tristement célèbre par l'appellation « les années de plomb ». Le ton est toutefois enjoué, badin et presqu'enfantin. Le récit est émaillé de dialogues entre Omar et Khalid avec des « conversation[s] à la fois sérieuse[s] et folle[s] » (p. 123). C'est que la société dans laquelle on évolue n'est pas cartésienne. Abdellah Taïa démonte une machine à fabriquer la peur et montre ses rouages et ses composantes : ignorance ; pauvreté ; superstitions ; injustices et absurdités… Loin du ton sec d'un discours sociologique, le récit opte pour la fluidité du temps et de l'espace ; on est dans un univers onirique et poétique où il faut se laisser entraîner pour apprécier l'esthétique du récit guidé par l'enfant rêveur. Omar traverse des situations où il voit les représentants de l'Autorité dépouillés de leur aura et des oripeaux du pouvoir. D'abord le Roi : « Le Roi est nu./ Je l'ai vu. […] Je ne veux pas voir cette chose impossible, inimaginable : Hassan II nu ! […] Je veux vivre. » (p.15). Ceci rappelle le destin tragique d'Œdipe qui voit à la fin de son triste parcours la vérité qui crève les yeux ; il en a perdu la vue. Ensuite le père : « Je n'avais jamais vu auparavant mon père comme ça. A terre. Renversé. Un enfant. Un bébé sans sa maman. Sans cri. » (p. 55). L'autorité familiale est ainsi jointe à l'autorité politique et les deux sont renvoyées dos à dos. Une atmosphère apocalyptique règne dans le récit. Les deux adolescents vont errer nus dans la forêt de Maâmora et c'est là qu'ils règleront leurs comptes dans un bain de sang, pas très loin du bruit et de la fureur de la foule qui attendait le passage du roi sur la route de l'aéroport de Rabat-Salé. Un récit doux et poignant, différent à maints égards des deux précédents romans d'Abdellah Taïa publiés aux éditions du Seuil : «L'armée du salut» (2006) et «Une mélancolie arabe» (2008). L'inspiration dans ces deux récits était plutôt autobiographique, le « je » intimiste et quasi nombriliste prédominait et la problématique abordée était centrée sur l'homosexualité du protagoniste. Reconnaissons toutefois que ces deux ouvrages ont apporté du nouveau dans le paysage littéraire marocain et ont constitué deux heureux pavés lancés dans la mare des tabous sociétaux qu'il était temps de secouer. Abdellah Taïa considère son dernier livre comme son premier « roman de fiction ». On y retrouve cependant des lieux familiers : Rabat-Salé ou la dualité représentative de la lutte des classes sociales ; le Bou Regreg, ce fleuve qui relie et sépare à la fois les deux villes ; Bettana, le quartier pauvre de Salé ; Hay Salam où est édifiée comme une sorte de provocation la somptueuse villa de monsieur El-Roule, le père de Khalid… et d'autres espaces emblématiques. La fibre homosexuelle n'est pas complètement écartée puisque les deux protagonistes partageaient une amitié particulière, « collés l'un à l'autre, l'un dans l'autre » (p.203). (« Les amitiés particulières », soit dit en passant, est le titre du roman le plus célèbre de Roger Peyrefitte publié en 1944, un récit centré sur une relation homosexuelle entre deux garçons et qui a décroché le Prix Renaudot). Dans la dernière séquence du roman, il est touchant et remarquable de voir l'auteur céder la parole non point à Omar, qui est une sorte de porte-parole de Taïa, mais à Hadda, l'esclave noire de la famille El-Roule, celle qui ne parlait pas parce qu'on lui avait coupé la langue. Abdellah Taïa la lui rend : Prise de parole, prise de son destin en main, Hadda adopte un autre prénom, Amal. Espoir en arabe… au lieu de la «mélancolie arabe » ? Espérons toujours, le salut viendra peut-être de ce genre de littérature !