C'est une définition aux airs comiques mais qui ne manque pas de sagesse. Elle vint à l'esprit de Saïd Bahij, dès 2001, lorsqu'il se trouva en face de Pierre Bourdieu dans le film de Pierre Carles «La sociologie est un sport de combat» : «Moi, je suis un sociologue de gouttière». La formule avait de quoi convaincre. Saïd Bahij est bel et bien ce sociologue de gouttière et documentariste du réel. Il a lu le poète Pierre de Ronsard : «Vous, chênes, héritiers du silence des bois, / Entendez les soupirs de ma dernière voix». Alors, considérant Le Val Fourré, cette zone à urbaniser en priorité, comme on dit, où il a vécu son enfance et dont il partage encore aujourd'hui les espoirs et les tourments, Saïd a vraiment mis son cœur et ses triples dans le film «Les héritiers du silence» co-réalisé avec le caméraman et monteur Rachid Akiyahou. Ce documentaire a été salué dans la presse, laquelle regarde rarement en face la réalité des banlieues françaises. Plutôt que morose ou maussade, le film qu'ont imaginé et mis en musique autant qu'en images Saïd et Rachid est monté comme un journal mural où la rétrospective et la prospective se donnent la main. Une sourde colère face à la déshérence programmée ne les empêche pas d'exprimer une ferme volonté de définir des voies et des moyens pour contribuer à la participation et à la prise de conscience de tous. «Les héritiers du silence» interrogent l'histoire politique, le récit colonial et le vécu post-colonial. La mémoire enclavée est d'abord la mémoire ouvrière. C'est sur elle, et comme pour en étouffer les rev endications, que le repoussoir des émeutes urbaines est venu boucher le discours et distordre les actions. Tous du Val Fourré, le groupe Azim, les musciens d'Afro Banlieue Musique, Saïd et son Maroc au cœur, la Bretonne Christine Roche et son saxophone, le Comorien Hassan Hamada et ses chants traditionnels, Soukoumba et ses percussions africaines, ourlent les images des «Héritiers du silence» de leurs sons actifs, vibrants, mais qui aident à penser les discordes, la discordance et appuient sur le besoin de concorde comme s'il s'agissait de la peau d'un tambour. «Les héritiers du silence», c'est un film qui met le doigt où ça fait mal, avec l'historien camerounais Charles Onana, une urbaniste française et des ouvriers de l'industrie automobile ou d'anciens mineurs qui tous nous invitent à considérer la réalité des destins collectifs atrophiés. Un exemple des pratiques aberrantes : le business de la clôture. Il faut voir pour y croire ces clôtures prétendant protéger (de quoi ?) les grands ensembles. Plutôt que d'installer des clôtures, on gagnerait à réparer l'interphone social qui est en panne, pour ne rien dire de l'ascenseur du même nom. La télévision a plusieurs fois montré «Les héritiers du silence». Dernièrement, c'était France ô qui le diffusait, permettant ainsi d'entendre ceux qui subissent les cadences infernales en usine et ont si tôt mal aux genoux et au dos. Les populations ouvrières voient leurs enfants subir, en banlieue, un taux de chômage écrasant. C'est contre la démission des citoyens que lutte avec verve le film de Saïd Bahij et de son complice Rachid Akiyahou. La vitalité de leur engagement, leur talent artistique étant mis au service d'idées et d'espoirs, tout dans ce film-boomerang mérite attention et respect. Après avoir vu «Les héritiers du silence» film-slam qui scalpe poétiquement les idées toutes faites, on ne se regarde plus soi-même de la même manière et on ne porte plus sur autrui le même regard distancié. Une œuvre qui change le regard de qui la découvre, c'est le rêve, non ?