Brahim Chedati : Sociologue, docteur en économie de l'éducation et spécialiste des questions liées à l'enseignement. Les Echos quotidien : Tout le monde ou presque dénonce aujourd'hui l'enseignement public comme un secteur «non qualifié». Ce qualificatif est-il juste ? Brahim Chedati : Je ne crois pas que les enseignants qui exercent dans les établissements d'enseignement privé soient plus qualifiés que leurs collègues. Les enseignants du privé sont souvent ceux-là mêmes qui exercent dans le public. Les plus honnêtes et consciencieux intègrent le privé après la retraite totale ou anticipée et, de façon massive, après le fameux départ volontaire (2005) qui a eu des effets néfastes sur le système éducatif aussi bien sur le plan de la quantité que sur la qualité. Est-il possible de faire un comparatif sur le rendement entre l'enseignement privé et l'enseignement public ? À ma connaissance, il n'existe pas d'étude scientifique comparative du rendement des enseignants qui exercent exclusivement dans le privé et de ceux qui enseignent uniquement dans le secteur public. Ce type d'analyse est très fréquemment utilisé dans les pays développés, où l'on parle de «valeur ajoutée» de l'enseignant ou encore de «l'effet enseignant». Au Maroc, malheureusement, ce type d'analyse reste encore embryonnaire, si on excepte les derniers travaux (PNEA, 2009) de l'instance nationale d'évaluation du système d'éducation-formation qui relève du Conseil supérieur de l'enseignement.Si, par contre, vous avez à l'esprit le rendement (résultat) de fin d'année lorsque vous parlez de qualification de l'enseignant, il est nécessaire de faire la part des choses en posant la question de la décomposition de la variance totale, chère aux économètres de l'éducation. Autrement dit... ? Je m'explique : quand on constate un résultat scolaire positif -disons, la réussite au baccalauréat par exemple-, il est important -à des fins de politique éducative- de s'interroger sur les parts de chaque facteur de la réussite : l'effort de l'élève lui-même, l'apport de l'enseignant, l'effet du contexte scolaire, familial, etc. Et justement, le contexte socioéconomique et familial de l'élève du public -et particulièrement en milieu rural- est plutôt pénalisant relativement à celui de l'élève inscrit dans le privé. En tout cas et pour revenir à votre première question, nous avons grand besoin d'y voir plus clair et ne plus avancer des assertions qui sont, pour moi, plutôt des hypothèses. Le gouvernement ambitionne de réduire, à au moins 50%, le taux d'abandon scolaire. Comment, à votre avis, pourrait-il réussir cette prouesse ? L'abandon scolaire et de façon générale les déperditions scolaires -abandon plus répétition- constituent un des indicateurs de non-performance du système éducatif. L'abandon scolaire a un effet négatif sur tous les plans : pour l'élève et sa famille et pour la société. Il pèse lourd sur les finances de l'Etat. Dans le cadre d'une étude (Unicef, 2004), nous avons trouvé que le coût cumulé de l'abandon scolaire survenu avant la 4e année du primaire -niveau à partir duquel il y a risque de retourner à l'analphabétisme- se chiffrait à 231.715.700 DH courant 2004. Certes, au niveau national, le taux d'abandon a connu une régression assez nette, puisqu'il est passé de 6,1% en 2005 à 3,3% en 2009 et ce, grâce aux efforts entrepris par le ministère de tutelle, conjugués aux nombreux projets conduits dans le cadre de l'INDH. Mais le taux reste malgré tout assez élevé dans certaines régions comme Doukkala-Abda (8,4% en 2006) ou pire encore à Taza-Al Hoceima-Taounate (11,2% en 2006). Les disparités sont encore plus grandes entre délégations et entre milieux. Il faut reconnaître que le ministère de l'éducation nationale s'est lancé dans une politique d'assistance aux élèves «à risque de décrocher» -programme Tayssir entre autres. Mais, ce département ne peut pas aller plus loin que ce qui lui est possible de faire. L'abandon scolaire est un phénomène qui doit interpeller la société tout entière. Il nous paraît essentiel d'aborder sa problématique dans une perspective systémique, c'est-à-dire de mettre l'accent sur les interrelations entre les acteurs plutôt que de les considérer isolément. Je voudrais attirer l'attention sur un point technique : le calcul du taux d'abandon se fait selon une optique résiduelle, dans le sens où il s'agit d'une pure différence entre les inscrits en début d'année et ceux qui «restent» en fin d'année scolaire. Cette arithmétique scolaire n'autorise point une analyse typologique du phénomène de l'abandon et, par conséquence, ne permet pas d'asseoir une stratégie différenciée de prévention de l'abandon. Jusqu'à quel degré le principe de l'enseignement obligatoire jusqu'à l'âge de 15 ans a-t-il été appliqué ? Si nous parcourons l'évolution des taux nets de scolarisation dans le primaire -cette catégorie de taux rend mieux compte de l'effort public de scolarisation que les taux bruts qui, eux, ne prennent pas en compte les tranches d'âge-, on se rend compte que l'accès à l'école a considérablement été élargi grâce d'une part à l'extension de l'offre et, d'autre part, à la mise en œuvre de programmes d'accessibilité sociale (cantines scolaires, internats et Dar Attalib et Attaliba) et d'accessibilité spatiale -transport scolaire en milieu rural plus particulièrement. Les statistiques officielles montrent que les taux nets de scolarisation sont passés de 79% en 1999-2000 à 95,7% en 2009-2010, soit une hausse de 21,13% sur 10 ans (environ 2,11% annuellement). À ce rythme la généralisation de l'enseignement primaire sera réalisée en 2013, C'est-à-dire, deux années avant l'échéance de l'EPT (Dakar, 2000). Au-delà des chiffres, je voudrais faire une observation. L'indicateur «taux nets de scolarisation» rend compte de l'état de scolarisation à un moment donné, juste un cliché instantané qui, de ce fait, ne permet pas de renseigner sur la rétention dans le système, d'où la nécessité de le coupler avec un autre indicateur plus parlant qui est «le taux de rétention par cycle» ou «l'espérance de vie scolaire». L'enseignement public est constamment affecté par une série de mouvements sociaux. Cette situation ne révèle-t-elle pas des dysfonctionnements dans la gestion des ressources humaines au sein du ministre de tutelle ? Effectivement, on assiste souvent à des grèves et des sit-in des enseignants devant le ministère ou devant les académies quand la manifestation est limitée à une région, voire à une délégation. Il est certain que de telles manifestations sont l'expression d'une insatisfaction matérielle (plus souvent que pédagogique). Je crois que quelles que soient les raisons de ces manifestations, il faut y voir un signe de mésentente entre les gestionnaires du système et le corps enseignant. C'est un signe de dysfonctionnement, mais sachez que même si on arrive à trouver le meilleur système de gestion possible, on gagnera en efficacité et en efficience, mais il y aura toujours des mécontents, des insatisfaits qui refusent le changement, même positif. Cependant, le ministère devra veiller à rechercher l'efficacité des enseignants et à éviter l'iniquité entre eux car lorsqu'un enseignant se sent -à tort ou à raison- dans une situation d'inégalité ou de marginalité, il riposte à sa manière et le plus souvent, ce sont les élèves qui en pâtissent. Le secteur de l'enseignement privé a gagné la confiance des tuteurs d'élèves et des étudiants. Est-ce la preuve que l'enseignement public a échoué dans sa mission ? Cette question rejoint un peu la première que vous avez posée. C'est vrai que l'enseignement privé a su répondre aux attentes des parents et tuteurs d'élèves en contrepartie des frais qu'ils payent. Cela ne veut pas dire que l'école publique a échoué dans sa mission. Je suis sûr que si l'enseignement public devient payant, non pas au même titre que le privé mais à des frais beaucoup plus réduits (disons à 50% ou plus), les choses changeront inéluctablement. Cette question est stratégique pour le devenir de notre enseignement public. Il va falloir trouver un système qui soit économiquement efficace et socialement équitable.