La question s'est posée dès le début des événements en Tunisie. S'agit-il d'un soulèvement, d'une révolte ou d'une révolution ? Dans le tourbillon euphorique de ce changement inespéré, chacun semblait donner au phénomène un sens particulier. La surenchère linguistique traduisait ce blocage classique qu'exercent souvent les événements importants sur la langue. Il nous arrive parfois, devant l'ampleur d'une réalité, de perdre nos mots. Ce désordre linguistique est en lui-même porteur de sens. Quand quelqu'un ne trouve plus ses mots, on en déduit rarement une faiblesse d'expression, mais bien un élan émotionnel qui paralyse les capacités de la langue. C'est ainsi que les paroles continuent à signifier même quand elles échouent à transmettre un sens. Un discours «ajustable» Ce n'est certainement pas l'émotion qui a conduit les gouvernements occidentaux à ne plus savoir à quel saint se vouer pour parler des vents de liberté qui soufflent sur l'Egypte. Les mots ne leur ont pas manqué. Ils les ont au contraire bien soupesés, se prêtant à un jeu d'équilibre, où il fallait réagir sans trop se mouiller. Un discours «ajustable», qui pourrait convenir à la situation actuelle, où on soutient un régime autoritaire, sans compromettre un futur proche, où on aura à s'expliquer avec un éventuel successeur démocratique. C'est ainsi que Sarkozy, Merkel et Cameron ont appelé le président égyptien «à engager un processus de changement». Le vice-président Joe Biden a déclaré qu'il ne qualifierait pas de dictature le régime de Moubarak. Hillary Clinton a, quant à elle, parlé de régime «stable». Autant il était facile pour les Américains d'exprimer leur soutien au peuple tunisien, même tardivement, autant ils ne savent plus, pour l'Egypte, comment cacher leur désarroi devant leurs contradictions flagrantes. Il faut reconnaître qu'il y a de quoi perdre son latin. L'Egypte est autrement plus compliquée que la Tunisie. C'est d'abord 84 millions d'habitants, soit plus que les cinq pays du Maghreb réunis. C'est aussi un acteur central dans l'équilibre géostratégique de la région. Une région qui assure l'approvisionnement du marché mondial avec 30% du volume du trafic maritime et 28% du trafic pétrolier qui transite par le Canal de Suez. Une manne, qui représente 10% du budget de l'Etat égyptien. L'Egypte a été saluée pour ses performances économiques. Considérée comme la 4e puissance économique de l'Afrique en 2007 par la Banque mondiale, elle connaît des taux de croissance annuelle de 5% à 7%. Comme en Tunisie, le régime a réduit au silence toute opposition, assurant ainsi une certaine stabilité politique favorable aux affaires. L'impact des troubles actuels n'a d'ailleurs pas tardé à se faire sentir. Dès vendredi, le Dow Jones a reculé de 166 points, le pétrole a augmenté de 4% et la Bourse du Caire à perdu en deux jours 16% de sa valeur. Entre l'Egypte et la Tunisie, il n'y a pas que des différences, il y a aussi des constantes, qui montrent qu'il s'agit bien de la fin d'un modèle soutenu par l'Occident. Deux pays où les performances économiques n'ont d'égales que la mauvaise répartition des richesses conjuguées à un manque flagrant de liberté. Dissipation des valeurs On se demande comment l'Occident, si soucieux de ses intérêts, a pensé les préserver en les mettant entre les mains de régimes si peu fréquentables. Des régimes dont la force apparente est installée sur une assise non seulement fragile à long terme, mais aussi en parfaite contradiction avec les valeurs prônées par l'Occident. C'est de la cécité certes, mais elle s'explique par l'idéalisation dont nous entourons un Occident qui n'a jamais trouvé scandaleux que ses valeurs ne soient pas aussi bien respectées en dehors de son territoire. Nous pensons que les valeurs, que l'Occident proclame comme faisant partie de ses fondements et qu'il déclare charitablement universelles, le responsabilisent vis-à-vis des autres nations. Les Occidentaux, dans une sorte d'hypocrisie à peine voilée, considèrent les autres nations insuffisamment mûres pour mériter un tel bienfait. S'ils s'en désolent c'est juste pour atténuer la contradiction entre leurs intérêts et leurs valeurs. L'administration Bush s'est montrée enthousiasmée par les perspectives d'une démocratisation du monde arabe à la suite de la chute sanglante du régime irakien. On avait alors parlé d'effet domino. En juin 2009, Barak Obama a prononcé en Egypte même un discours emphatique sur les promesses de liberté dans toute la région. Voilà que l'effet domino semble enclenché et que la liberté souffle comme une brise si douce pour les peuples et si violente pour les régimes qui les opprimaient. Ce vent n'a pas seulement balayé des régimes, il a aussi mis à nu des discours.