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Le prince et l'exception
Publié dans Le temps le 18 - 03 - 2011

Moulay Hicham enchaîne les sorties médiatiques houleuses. Décryptage.
«Je suis invité à Mots croisés et non pas à la roulette russe» s'anime Moulay Hicham lorsque, tout de go, Yves Calvi, présentateur de l'émission, décoche la question chausse-trape : «Appelez-vous les Marocains à renverser votre cousin, Mohammed VI ?». Un froid est jeté sur le plateau. Angle large sur les invités. Le secrétaire d'Etat au Commerce extérieur, Pierre Lellouche et l'ex-ministre des Affaires étrangères français, Hubert Vedrine, tous deux grands amis du royaume, retiennent leur souffle. Le prince semble pas apprécier, tente le bon mot, poussant l'anxiété générale à son paroxysme. Survient alors la délivrance. «Je dis qu'il n'y a pas d'exception, le Maroc connaîtra non pas une révolution mais une évolution». Le jeu de mots, pour évocateur qu'il soit, s'accompagne d'un moment d'éclairage : «Pour la plupart des Marocains, continue le Prince, l'évolution se fera dans le cadre de la monarchie constitutionnelle». Dont acte. Le soulagement est de taille. Il est proportionnel au vent d'inquiétude qui a enveloppé les récentes sorties de Moulay Hicham. Dans Le nouvel observateur mais surtout, sur les colonnes de El Pais, le prince rouge s'était livré à un exercice de mise en garde. «Le Maroc, disait-il, n'est pas touché mais il ne faut pas se leurrer sur ce fait : pratiquement tous les systèmes autoritaires seront atteints par la vague de contestation et le Maroc ne fera probablement pas exception.» Branle-bas-de combat, les prédictions épidémiologiques du prince s'écrasent telle une super nova sur les rédactions du pays et font frémir de perplexité le bouche à oreille digital qu'est Facebook. Conséquence : une course au positionnement face aux propos tenus. Globalement, c'est l'indignation qui l'emporte. Editorialistes et intellectuels montent au créneau pour manifester leur indignation face à ces propos acides. Les contre-arguments fusent. Sur le Web, des têtes brûlées multiplient les tacles à l'Etat, galvanisés en cela par le discours de Moulay Hicham.
Un symbole
La récupération est immédiate. Elle est menée par de jeunes opposants inconnus qui trustent Facebook. C'était trop beau, ils avaient trouvé en un prince l'outil principal à leur folie révolutionnaire. Il leur fallait un représentant légitime pour asseoir leur plan idéologique vouant le Maroc aux gémonies de cette révolte sanglante estampillée Aboubakr Jamai. Très vite, on établit un parallèle d'agendas entre le prince rouge et l'ex-directeur de publication du «Journal Hebdo».
Disons-le, la substantifique moelle du discours princier est, du moins en surface, pacifique. Son élan expressif l'amène à donner une valeur morale et symbolique à la révolte d'une jeunesse tuniso-égyptienne étouffée, humiliée, réprimée pendant des décennies entières.
Tout au long du débat, Moulay Hicham n'aura de cesse d'acclamer l'enthousiasme de cette jeunesse. «C'est le soulèvement d'une nouvelle génération éduquée, communicante, pluraliste.» Une thèse parmi tant d'autres mais néanmoins teintée d'angélisme. De fait, Moulay Hicham accorde très peu de crédit à une OPA sauvage des islamistes sur ces supposées démocraties. Pourtant, le risque est bien là, il est même au cœur des débats enflammés qui tentent de prédire l'après-totalitarisme. Pour le prince, il n'est pas utile de se perdre en hypothèses stériles sur ce que sera l'avenir. La révolution est là, le peuple jouit à présent d'une voix audible, nul n'est besoin de la confisquer à la jeunesse en glosant sur des lendemains qui déchantent. Qu'en est-il justement de ces lendemains ? Doit-on se repaître jusqu'à satiété de la libération des peuples sans se soucier de leur devenir. Interrogé explicitement par Yves Calvi, le prince énonce une doctrine effrayante : «En Egypte, le modèle turque s'annonce avec une armée forte qui balise le terrain. Il y aura des imperfections, ces démocraties deviendront inefficientes et connaîtront des flottements». Et de surenchérir : «Chaque pays fera sa transition, mais chacun à sa vitesse». Le présage donne froid au dos. La révolution iranienne entamée il y a plus de vingt ans a-t-elle débouché sur une quelconque liberté ? Les révolutions des pays du Balkan s'est-elle traduite par un essor économique durable ? En réalité, la sensibilité, plus intellectuelle qu'humaniste du prince, s'excite davantage par l'observation. Qu'importe finalement que ces peuples gesticulent dans le chaos politique des décennies durant, si le processus, la gestation donne matière à analyser, trier, débattre…, c'est déjà ça de pris.
Est-il sincère ?
Ceux qui avaient espéré une sortie télévisée explosive du prince, ont dû nuancer leurs réactions. Ses propos se sont inscrits dans une certaine tiédeur, un début de mollesse.
Las, il demeure un arrière-goût amer aux sorties de Moulay Hicham. Certes ses griefs à l'égard du despotisme arabe se sont exprimés dans des termes larges, absolus, couvrant toute contrée où supposément le pouvoir autocratique se développe. Mais, enfin, l'intervention du prince ne lave en rien ses sorties les plus explicites à l'égard du royaume. Aurait-il changé entre El Pais et le plateau d'Yves Calvi ? La ritournelle de fin d'émission allant dans le sens d'un soutien indéfectible à la monarchie marocaine, est insuffisante à cerner les véritables convictions du prince. A en juger par sa violence argumentative envers Moubarak et consorts, on se pose des questions. Et si sa doctrine s'appliquait au régime monarchique. Qu'en pense-t-il réellement ? N'a-t-il pas déclaré ceci dans El Pais : «Indépendamment des qualités humaines de l'individu, et même s'il s'agit d'un monarque éclairé, l'étendue du pouvoir monarchique depuis l'indépendance est incompatible de fait avec cette nouvelle dimension (Tunisie, Egypte)». Qui croire ? Le Moulay Hicham de El Pais ou bien doit-on céder aux sirènes du consensus entonnées par le même prince sous les projecteurs d'Yves Calvi dans Mots croisés ? La question mérite d'être posée. A la vérité, ses réponses à Calvi laissent exprimer une aversion tranchée vis-à-vis de ce qu'il appelle les «systèmes autoritaires». On subodore qu'il met dans le même sac, Tunisie, Algérie, Egypte et Maroc. Dans El pais, il nie l'existence d'une exception marocaine mais avance les sempiternels arguments des médiations sociales comme soupapes de stabilité entre le pouvoir politique et le peuple. Un raisonnement qui emprunte à un certain manichéisme intellectuel. Pile, on se lance la tête la première dans des réformes express sous peine de voir s'effriter le pacte social ; face, on se mure dans l'immobilisme actuel et on assiste, impuissant, au déferlement d'une «vague de contestation». Là-dessus, le propos est sans équivoque. Mais voilà, le Maroc ne souffre pas d'immobilisme, les dix dernières années de croissance, de chantiers, d'INDH et de projets sectoriels en font foi. Probablement nous faudra-t-il encore dix ans pour éradiquer l'analphabétisme, parfaire la régionalisation, redresser l'éducation et doper l'emploi.
Quand un prince parle, on tend l'oreille, on écoute, on analyse…on s'inspire. En sa qualité d'érudit, ses indignations trouvent écho. Cependant, en tant que membre de la famille royale, troisième dans la ligne de succession au Trône, il est des choses qu'il faille parfois ne pas déclamer.
Enfin, question pour un champion- comme l'a suggéré un brillant éditorialiste d'un quotidien de la place- : que fait-il du droit de réserve auquel le cantonne son rang se membre de la famille royale ?
Réda Dalil
Analyse L'après-Moubarak
Derrière les soubresauts de la liberté populaire s'annonce un modèle à la turque avec une armée balisant le terrain. Les démocraties naissantes seront inefficientes, elles risquent de connaître des flottements, des mécontentements. L'Occident doit incuber ses démocraties sans être dominant. Il faut laisser chaque pays mûrir à sa vitesse.
Perception Le Maghreb vu par l'Occident
L'Occident s'inscrit dans une vision orientaliste des sociétés arabes. L'Europe comme l'Amérique n'est pas au fait de la maturité intrinsèque des peuples arabes. La sociologie des idées libres voyage de pays en pays. Hier la Grèce et le Portugal, aujourd'hui, la Tunisie et l'Egypte. Aujourd'hui, il faudra compter avec les opinions arabes sur la base de la parité et du respect mutuel.
Position Sur la légèreté des politiques français
Il s'agit d'être à l'écoute des sociétés arabes. Le soutien des responsables français doit aller aux peuples plutôt qu'aux leaders de ces pays. Le prince s'insurge contre l'aide militaire que Michelle Alliot-Marie a proposé au régime tunisien. Pour autant les vacances marrakchies du gotha politique français ne le choque pas outre mesure.
Réformes Ses perspectives pour le Maroc
Le Maroc connaîtra non pas une révolution, mais une évolution. Il n'existe pas d'exception marocaine. Pour la plupart des Marocains, l'évolution que connaîtra le royaume s'inscrira dans le cadre d'une monarchie constitutionnelle. Il préconise une accélération des réformes dans le pays afin d'éviter une situation de crise sociale.
Salah Elouadie a adressé, le 2 février, une lettre ouverte au prince Moulay Hicham. En voici la teneur.
Non, Votre Altesse … !
Votre Altesse
Salutation du Maroc
J'ai lu avec une grande attention vos récentes déclarations à la presse, au sujet des soulèvements que connaissent la Tunisie et l'Egypte.
Or, il m'importe bien peu de donner la réplique à l'opinion que vous défendez. Je crois profondément en votre droit, en tant que citoyen marocain, à exprimer votre opinion comme bon vous semble. Il m'importe plus de vous adresser mon reproche, vu que vous n'êtes pas n'importe qui.
Et que vous ne vous êtes pas adressé à n'importe quelle presse.
Et qu'en votre qualité d'Altesse Royale, vous êtes tenu d'observer l'obligation de réserve que commande votre rang et que tous les princes ont toujours observée dans notre pays.
Et que, sciemment sans doute, vous mettez à profit le rang que vous occupez en tant que membre de la Famille Royale, à laquelle les Marocains vouent un profond respect, semant le doute dans les esprits.
Et que vous utilisez ce privilège, susceptible de vous faire gagner des positions fictives, souhaitées par certaines parties étrangères qui, ce faisant, se soucient bien moins de l'avenir de votre pays que de l'usage qu'elles peuvent faire de ces positions pour servir leur propres priorités et leurs propres intérêts, et les exemples ne maquent pas pour illustrer ces propos.
Et que vous vous soyez adressé, pour donner vos déclarations, à une presse qui, hier encore, se lançait dans une campagne aussi haineuse que tendancieuse contre vos concitoyens et votre pays, tentant de mobiliser le monde entier contre le Maroc, n'hésitant devant aucune calomnie pour exorciser des ressentiments colonialistes aussi inextinguibles qu'injustifiés.
Vous mettez en avant une prétendue absence des libertés au Maroc, et l'incapacité des partis et même du mouvement islamiste, et vous oubliez, ce faisant, que le Maroc est bien le premier pays arabe – et peut-être le seul – à avoir su ouvrir la voie à la mouvance islamiste pour qu'elle prenne part au jeu politique et s'engage dans la voie tortueuse de la démocratie, sans parler des partis historiques qui s'étaient engagés aux côtés de votre regretté grand-père pour l'indépendance du Maroc, ou qui ont eu à payer le tribut de la lutte pour la démocratie durant les rudes années, ni de ceux qui sont nés des mouvances nouvelles au sein du pays… de tout cela, vous faites table rase d'un simple coup de plume…
N'est-il pas étrange qu'au moment où de nombreux rapports de centres de recherches et d'études, ainsi que de nombreux témoignages d'auteurs et de journalistes reconnus, aussi bien occidentaux qu'arabes, concordent tous à reconnaître les avancées réalisées par notre pays vous prenez, vous, le parti de semer l'incertitude et le doute par des propos irresponsables qui ne sauront trouver d'écho qu'auprès des esprits malades…
Et vous vous autorisez à juger de la situation dans votre pays, du haut de votre piédestal, de là-bas au loin…
Permettez-moi de vous dire, au nom de tous les enseignements de l'histoire, aussi bien ancienne que récente, que vous vous êtes trompé de voie.
Et ce n'est certainement pas en agissant de la sorte que vous contribuerez à faire que votre pays s'engage, de manière définitive et irréversible, dans la voie de la démocratie, du développement et pour le bien-être de son peuple.
Il aurait été plus convenable que vous eussiez œuvré, parmi nous, et à partir de notre chère patrie, à la lutte contre les poches de résistance au changement, que sont les réseaux mafieux et parasites, habitués à vivre sur les rentes, le trafic de stupéfiants et de détournements de fonds publics, au lieu de diriger vos propos à son encontre, à un moment où bon nombre d'adversaires et d'ennemis, font feu de tout bois pour l'assaillir, à l'affût du moindre défaut dans la cuirasse pour porter atteinte à son intégrité territoriale, et un moment où elle est harcelée par la menace terroriste extérieure et intérieure.
Inutile de dire tout le travail que nécessite l'accomplissement de l'édification démocratique dans toutes ses dimensions, travail de longue haleine que nous sommes disposés à fournir sans jamais baisser les bras.
C'est pour cela qu'en toute confiance je vous le dis : «Nous, Marocains, nous lèverons tous pour défendre notre patrie».
Non ; ce ne sera point là la destinée du pays pour lequel votre grand-père n'avait pas hésité à sacrifier son trône, afin d'en préserver la dignité et de préserver celle de son peuple, préférant l'exil avec les membres de la Famille royale, dont feu votre père S.A. le Prince Moulay Abdallah, et abandonnant derrière lui la vie douce et dont vous jouissez aujourd'hui.
Non ; ce n'est point pour cela que les caravanes de martyrs se sont relayées avant et après l'indépendance.
Non ; ce n'est point pour cela que votre oncle feu Hassan II a tendu la main à ses adversaires parmi les militants les plus déterminés, les invitant à agir ensemble pour l'avenir du Maroc.
Non ; ce n'est point pour cela que les militants ont préféré le pardon pour le bien de la patrie, et se sont engagés dans le processus de la justice transitionnelle, processus dont s'inspirent aujourd'hui les hommes libres de Tunisie, militants des droits de l'homme, emboitant le pas à l'expérience marocaine, universellement louée pour sa démarche et son caractère pionnier.
Non ; ce n'est point pour cela que votre cousin, le Roi Mohammed VI, a eu le courage de lancer le processus de relecture de l'histoire des violations des droits de l'homme dans notre pays avant qu'un tel processus ne soit engagé dans aucun pays de notre environnement arabe, islamique et méditerranéen.
Non ; ce n'est point pour cela que nous avons œuvré et œuvrons encore, dans une course contre la montre, pour couper définitivement et irrémédiablement avec le sous-développement et la misère, luttant en cela, et sans relâche, contre les forces rétrogrades qui entravent le changement en tentant de maintenir et de reproduire l'engrenage stérile, mais qui n'entravera en rien l'avancée que nous souhaitons pour notre pays.
Non ; ce n'est point là le souffle des marches et manifestations populaires auxquelles vos compatriotes participent par millions pour exprimer en toute liberté leur soutien aux causes justes de l'Irak, de la Palestine ou du Sahara marocain.
Laissez-moi enfin vous rappeler ces quelques vers légués par notre maître à tous, feu Allal el-Fassi, qui d'ailleurs eut lui aussi à souffrir malgré lui des affres de l'exil, non volontaire :
Jamais nous ne saurons nous résigner à la discorde
Dussions-nous aller à la potence
Même si elles fussent lacérées
Nos dépouilles en sacrifice pour la patrie
Que l'ennemi opiniâtre laisse éclater sa fureur
Qu'il craigne la gronde
Ni effrayés ni hésitants
Nous sommes nés pour la patrie
Je ne manquerai pas, pour finir, de citer également ces quelques mots d'un autre grand homme que le Maroc a connu, feu Cheikh al-Islam Mohammed ben Larbi Alaoui, un des fondateurs de l'Union Nationale des Forces Populaires, quand il dit, s'adressant à feu Hassan II, au lendemain de la disparition de votre grand-père le regretté Mohammed V :
«Mon islam est au-dessus de mon arabité, mon arabité au-dessus de ma marocanité, et ma marocanité au-dessus du Trône ; je serai au service du Trône tant que le Trône sera au service du peuple».
Encore une fois, salam.
Salah Elouadie
Poète et écrivain
Ancien détenu politique
Ancien membre de l'Instance Equité et Réconciliation.


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